Vous aurez certainement remarqué mon intérêt renouvelé pour la Grande Guerre. Depuis mon enthousiasme pour le roman de Pierre Lemaître, je veux en savoir plus. Et le bénéfice d'un centenaire, c'est qu'il nous est donné de découvrir des documents et des études particulièrement riches, qui permettent de mieux comprendre comment des faits si terribles ont pu se produire et durer si longtemps.
Cette étude-là se situe à la limite de l’Histoire et de la sociologie des organisations. Déjà parue en 2004 sous le titre « La chair et l’acier », elle est rééditée en format « poche » avec le sous-titre : Du pantalon rouge eu char d’assaut : 1871 – 1918.
Après le choc de l’humiliation de 1870, comment s’organise la France ? Elle s’applique à suivre le modèle prussien ! « A qui veut vaincre, l’offensive s’impose » selon le Colonel Colin, « Dans l’offensive, l’imprudence est la meilleure des sûretés » selon le Lieutenant-colonel de Grandmaison (qui se fera tuer devant Soissons en 1915).
Cependant, entre les deux guerres, c’est une monstrueuse pagaye : pas de Généralissime, un ministre de la Guerre par an en moyenne, la multiplication de comités techniques et des idées dans tous les sens chez les jeunes officiers brevetés d’Etat-Major. Jusqu’à la nomination comme chef d’E-M de Joffre en 1911, le ministère est un conglomérat de 14 Directions et Services, 11 comités techniques et 100 comités temporaires. A la veille du grand conflit, la France dispose d’officiers brillants mais sans direction ferme et divisés en multiples chapelles. Les grandes manœuvres deviennent des spectacles pour personnalités et non un outil sérieux pour préparer à la guerre.
C’est le progrès technique qui bouleversera la donne. L’invention du fusil à canon rayé (1849) multiplie par 6 sa portée. Les formations serrées comme sous l’Ancien Régime sont brisées. Pour les officiers, l’ordre dispersé est cependant considéré comme un immense jeu de cache-cache, heurtant leurs valeurs morales. Dès les premiers engagements, l’insuffisance du commandement est notoire. Selon Emile Wanty : « Absence de renseignement, dédain de la sûreté éloignée, pas de liaisons latérales, mauvaise liaison de commandement entre chef et unités, attaques absurdement imprudentes, non appuyées par le feu. » Au 31 décembre 1914, 162 généraux ou colonels sont démis de leur commandement. A partir de novembre 1914, les armes modernes imposent de façon spontanée - mais jugée provisoire - le creusement de tranchées tout le long du front. Le cheval laisse la place à la motorisation et à de nouvelles organisations de combat utilisant de plus en plus la TSF et l’aviation, l’artillerie, et, plus tard, les chars de combat.
Ce livre est indispensable à ceux qui s’intéressent à la conduite du changement. On comprend comment, après les lourds freins à l’évolution des mentalités comme la répugnance au retranchement, l’ardeur offensive, la phobie du terrain perdu, l’offensive à outrance est abandonnée après l’échec de septembre 1915 en Artois et en Champagne : 138 000 morts pour 40km².
Deux figures éminentes se distinguent : le Général Estienne qui met au point le char d’assaut avec chenilles (en collaboration avec l’ingénieur Brillié et l’industriel Schneider), et Pétain, grand organisateur de l’instruction des troupes à l’arrière de la première ligne. Le premier engagement de chars en avril 17 se traduit pourtant par de lourdes pertes. Seul Pétain ne doute pas de leur efficacité. « J’attends les Américains et les chars ».
Ce qui stupéfie aujourd’hui le lecteur, c’est l’extraordinaire effort d’adaptation de l’armée et de l’industrie françaises pendant ce conflit sanglant. En 1918, finalement, la suprématie des troupes françaises repose sur :
- La mobilité stratégique sur roues,
- La qualité des transmissions, très en avance quantitative et qualitative sur celles des Allemands,
- L’aviation, avec 3800 appareils modernes,
- L’artillerie qui a triplé de volume en 4 ans et représente 36% du total des armées, quand l’infanterie ne représente plus que 50% des effectifs.
On voit que la modernisation technique a touché toutes les armes, toutefois dans une asynchronie totale, un chaos organisé que le haut commandement s’efforce de maîtriser. La promotion de Pétain constitue une étape avec une organisation moderne qui capte les idées de la troupe, rationalise l’emploi des armes et organise la diffusion des bonnes idées. On comprend mieux en cela le recours à sa personne en 1940.
En définitive, le conflit est un douloureux exemple du processus d’adaptation permanent au changement, à la maîtrise de la complexité croissante. Nous devrions nous en inspirer pour nous extraire de la crise économique actuelle…
L’invention de la guerre moderne, du pantalon rouge au char d’assaut, 1871 – 1914, par le colonel Michel Goya, chez Tallandier, collection TEXTO, 480 p., 11,50€