À force de m’exprimer sur ma vie islandaise au quotidien, j’oublie d’évoquer ma condition d’expatriée. Voici donc le conte d’un quotidien bien ordinaire.
Le premier février 1997, tempête de neige sur l’Islande. L’avion de la compagnie Icelandair prévu pour 15h00 vole en boucles au dessus de l’aéroport de Keflavík. La crainte de voir mon premier voyage en Islande se terminer par un crash sur la presqu’île semble vouloir s’installer dans mon esprit. Quelle idée de venir rendre visite à ses amis en plein hiver ! C’est bien moi de vouloir prendre le chemin le moins droit pour arriver au but ! Le chemin le moins droit… c’est bien l’expression de l’instant. Au bout de 45 minutes, le pilote pose l’avion et l’achemine jusqu’au terminal sous les applaudissements des passagers soulagés malgré le cool de rigueur. L’Islande, enfin… Mon amie Erla, un bouquet de freesias à la main (mais où a-t-elle trouvé mes fleurs préférées en février ?) et sa fille à ses côtés, m’embrasse chaleureusement et me dit que les routes sont bloquées et que nous devrons certainement passer la nuit à Reykjavík. Erla vit à Sólheimar, un village où personnes handicapées et non handicapées travaillent ensemble et vivent en communauté. Sólheimar est, me dit-elle à 100 kms de l’aéroport et il nous faut passer par la montagne pour nous y rendre. Je suis sensée y vivre en tant que travailleur volontaire jusqu’à fin avril.
Nous allons chez ses grands-parents pour un café /crêpes de bienvenue puis nous rendons á Reykjavík centre où des amis communs nous reçoivent. Si les routes sont bloquées, nous passerons la nuit chez eux et puis c’est tout. Erla est tout aussi tête de lard que moi et elle décide après avoir discuté la situation avec le standard de la police que nous pouvons tenter notre chance. Que sont 100 kms sous des conditions extrêmes ? Si c’est trop dur, nous retournons chez nos amis. À minuit, nous sommes arrivées saines et sauves et pas peu fièrotes à bon port. Elle me montre ma chambre, nous nous embrassons et allons nous coucher. Rendez-vous le lendemain matin pour un petit déjeuner consistant et une balade de repérage.
02 février 1997, je me réveille et ouvre mes rideaux, un tableau magnifique s’offre à mes yeux et mon coeur bat la chamade; une vallée recouverte de neige et ce village de maisons de père noël semble encore endormi sous son manteau immaculé. Ce silence… ce silence… celui de la neige fraîchement tombée. Je n’en peux plus, c’est un rêve, j’en suis persuadée. D’un coup de main rapide je referme les rideaux reprend mon souffle et les écarte à nouveau. Même tableau, autre lumière. Je ne rêve pas et le soleil se lève révélant la beauté du lieu à mon coeur qui panique de joie. Aujourd’hui, 2 février 1997, j’écris en anglais la première page d’un nouveau chapitre de ma vie…
02 novembre 1998, notre fils est né. Durant les heures de travail, je l’ai poussé en anglais. Le médecin accoucheur ne parle qu’en islandais, les sages femmes ne parlent qu’en islandais, mon mari ne me parle qu’en islandais, seule une infirmière me parle un anglais parfait et me dit ce qu’il faut faire. Je l’aime, elle s’appelle Laufey et elle rit quand je jure dans la langue de Shakespeare. La douleur de l’inconnu fait peur quand on ne comprend pas grand chose à la situation. Heureusement qu’elle est là. Les religieuses au chocolat, l’osso bucco et la blanquette de maman, les carambars, les flans, les fromages de chèvre et plein d’autres choses me manquent terriblement. Il n’y a pas grand monde qui comprenne mon charabia mais moi je me débrouille.
Un tremblement de terre…
Août 1999, nous habitons à l’entrée de Selfoss, je cherche un boulot. Je propose mes services à l’hôtel, à une maternelle, aux ateliers de travail adapté. Mon islandais est pauvre mais on me félicite sur ma bonne prononciation. On m’offre un poste à la maternelle et aux ateliers. Dilemme… Quel choix faire ? Les enfants ? Les personnes handicapées ? Je me dit que travailler avec les personnes handicapées c’est ce que j’ai toujours voulu faire et que les enfants ont peut-être plus besoin de meilleurs linguistes que moi. 31 aout 1999. Je fais une prière à Dieu et lui demande de m’envoyer une situation difficile afin de confirmer ma vocation. Arrivée aux ateliers, on m’assigne à un jeune homme polyhandicapé qui a besoin qu’on lui change sa couche. La femme avec laquelle je travaille connaît très bien mon mari et me prend sous son aile. Elle parle en sur-articulant et m’explique la manoeuvre à suivre. Quelle patience ! Je remercie le seigneur de m’avoir apporté la confirmation que j’attendais : c’est ce que je veux faire.
Un hiver rude s’impose, je suis souvent seule avec mon fils. Mon mari travaille loin et ne rentre pas tous les soirs. J’apprends à conduire une voiture dans la neige, sur le verglas et même à traverser des congères en accélérant et en fermant les yeux. Au travail, je pose toutes les questions. Pourquoi dit-on ça ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Pourquoi on m’envoie cette facture ? Comment vais-je rentrer alors que la route qui mène à ma maison est bloquée par 1 m de neige ? Elles m’expliquent tout ces femmes qui ne connaissent que ça. Quelle patience !
Les fromages de chèvre, les religieuses au chocolat, les carambars, les fraises tagada, les traoumads, les flans me manquent.
Allez, on avance, sinon c’est un roman que vous allez vous taper.
Deux tremblements de terre.
2001, hauts les coeurs, la vie est belle. Je me promène avec mes copines. Nous sommes toutes enceintes en même temps, je suis la première à accoucher. C’est plus facile en été, on est tout de suite dehors à profiter de la lumière. Et puis, maintenant j’ai plus de gens autour de moi et je sais comment expliquer ce que je ressens. Et surtout, ils comprennent.
2003. L’hiver est dans mon coeur. Dépression post-partum. Heureusement, j’ai un médecin qui m’a à l’oeil. Je peux lui expliquer parfaitement ce qui me pèse et ce dans le détail. Bizarrement, maintenant que j’ai les mots, je n’ai plus envie de communiquer.
Mai 2004, je suis sur scène en clown, à amuser les habitants de Selfoss lors de la cérémonie du 17 juin, fête nationale. Le téléphone n’arrête pas, je suis le clown officiel de la ville, le seul et unique fou du roi. Maintenant, je peux improviser des blagues et tout le monde comprend. C’est décomplexé un clown, ça n’a pas peur de se tromper.
Août 2005, je travaille dans un foyer de répit le week-end, je suis assistante à l’école primaire et dirige le club de théâtre la semaine. Acceptée à l’université de formation des maîtres d’Islande. Début du nouveau chapitre : J’en sais assez pour pouvoir lire les livres en islandais et les comprendre. Tous mes devoirs sont relus par mes amis, mes collègues, mes voisins. En 4 années d’études, je les aurais épuisés : une langue est née, le « estelle ». Le « estelle » est un islandais mal conjugué, mal décliné, avec un vocabulaire riche et des expressions originales. Ce sont mes amies qui ont tendrement inventé ce mot. Il parait que c’est une langue contagieuse et qu’après l’avoir écouté un moment, on le parle couramment. C’est marrant !
Un important tremblement de terre et plein de répliques.
Le poisson rouge a survécu dans une flaque d’eau au milieu des bris de verre et des livres épars. Ma voisine sous le choc me dit n’en avoir rien à foutre de mon poisson rouge. La montagne gronde et personne ne comprend personne. Nous sommes tous des étrangers quand on a la peur au ventre.
Décembre 2009, je suis professeur. Je reste où je suis, je n’ai pas fini d’apprendre ce métier qui me passionne.
Mai 2010, c’est mon anniversaire et je sais dire Eyjafjallajökull. Assise sur une colline, au bout de la rue, je regarde la pluie de cendres s’abattre sur les îles Westman. Nous rions des journalistes du monde qui expliquent minute par minute la situation. Le catastrophisme, c’est plus drôle quand y a des mots imprononçables.
Juin 2013. Je demande la nationalité islandaise. Pas besoin de passer un examen d’islandais, j’ai la preuve sur papier que je sais le parler et l’écrire.
Février 20014, mon aîné se moque de ma grammaire. Il peut, il parle 3 langues parfaitement et est un des meilleurs de sa classe en islandais. Le respect ça se mérite, et ce dans toutes les langues. Il va falloir évoluer, mes arguments sont faibles, mon vocabulaire est stagnant.
Mars 2014, je suis islandaise, je décide d’adhérer à un parti politique et de me présenter aux municipales. Le fromage de chèvre est vendu à prix d’or au rayon frais, j’ai des carambars plein le placard et je sais faire des flans et des financiers quand l’envie s’en fait sentir. Maman m’a appris à faire l’ossobucco et la blanquette de veau. J’aimerais pouvoir m’offrir une religieuse au chocolat de temps en temps. On me demande de réfléchir sur la situation des personnes handicapées dans la région afin de faire un exposé sur les solutions pratiques et réalistes que le parti pourrait apporter s’il est choisi par les électeurs.
Mai 2014, l’exposé est publié officiellement… Je mangerais bien une religieuse au chocolat.