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Scène de ménage

Publié le 03 mai 2014 par Dubruel

AU BORD DU LIT (d'après Maupassant)

Le comte de Salure jeta son chapeau, ses gants, et sa fourrure sur une chaise, tandis que la comtesse, débarrassée de sa sortie de bal, rajustait un peu ses cheveux devant la glace.

Elle se tourna vers son mari qui la regardait depuis quelques secondes et qui semblait hésiter à parler comme si une pensée intime l’eût gêné. Enfin, il dit :

-« Vous a-t-on assez fait la cour

Pendant cette soirée ? »

-« Me faites-vous une scène délibérée ? »

-« Non. Je dis seulement

Que ce monsieur de Latour

A été inconvenant.

Si j’avais des droits,

Je vous montrerais mon mécontentement. »

-« Comme je ne suis pas une oie,

Je vois que vous ne pensez plus maintenant

Comme vous pensiez il y a un an.

Quand vous aviez une maitresse.

Je vous avais dit ma tristesse.

À cette époque, vous ne vous occupiez pas

De savoir si on me faisait la cour. N’est-ce pas ?

Je crois même me rappeler,

Que vous aviez affirmé :

‘’Le mariage n’est qu’une association d’intérêts,

Un lien social

Et non une attache morale. ‘’

Vous m’aviez aussi confié :

‘’Ma maitresse est mieux que toi, plus femme.

Vous avez réellement dit : plus femme !’’

Vous vouliez que nous vivions séparés

Et vous m’avez déclaré que je pourrais,

Si je voulais, prendre un amant.

Je vous ai répondu : ‘’Je comprends.

Vous aimez madame de Bouraynes

Et ma tendresse légale vous gêne.’’

Or depuis un mois, vous me semblez jaloux.

Qu’en dites-vous ? »

-« Mon amie, je ne suis pas jaloux

Mais…vous êtes jeune, vive, aventureuse… »

-« Si vous me croyez aventureuse,

Faisons la balance entre nous. »

-« Ne plaisantez pas, je vous prie.

Je vous parle en ami.

Ce que vous dites est exagéré. »

-« Non. Vous m’avez avoué une liaison

Cela me donnait l’autorisation

De vous imiter. »

-« Permettez… »

-« Laissez-moi vous parler.

Je n’ai rien à dissimuler.

Je n’ai pas d’amant…

Je cherche,…je ne trouve pas,…j’attends.

Le jour où je trouverai,

Vous serez cocu.

Et alors qu’est-ce que vous ferez ?

Vous avez même ri quand j’ai soutenu

Que M. de Bouraynes paraissait cocu. »

-« Oh ! Comment osez-vous avoir de tels mots ? »

-« De tels mots !

Si vous trouvez plaisant le mot cocu

Quand il s’agit de M. de Bouraynes

Vous le jugez laid, plein de haine

Quand il s’agit de vous.

Je le disais bien : vous êtes jaloux. »

-« Je ne veux paraître ni ridicule ni drôle…

Mais si je vois encore ce monsieur

Vous parler entre les seins ou sur l’épaule… »

-« Serait-ce de moi que vous êtes amoureux ? »

-« On le pourrait être de femmes moins jolies. »

-« Tiens,… nous y voici !...

Mais moi, je ne suis plus amoureuse de vous. »

Le comte s’était levé. Passant derrière sa femme, il lui a déposé un baiser sur la nuque. Elle se dressa d’une secousse et,le regardant au fond des yeux, dit :

-« Plus de ces plaisanteries entre nous.

Nous vivons séparés vous et moi. »

-« Je vous trouve ravissante depuis deux mois. »

-« Êtes-vous bien à jeun ? »

-« Hein ? »

-« Quand on est à jeun, on a faim.

On se décide à manger

Ne serait-ce qu’un plat…négligé.

…Et vous aimeriez maintenant

Vous le mettre sous la dent… »

-« Je suis redevenu amoureux de vous.

Pour de vrai. »

-« Tiens ! Vous recommenceriez ? »

-« Oui, madame, avec vous. »

-« Ce soir ? »

-« Oui, ce soir. »

-« Mon cher, je reconnais…,

Je suis votre femme…mais libérée.

J’allais justement prendre un engagement

D’un autre côté.

Or c’est la préférence que vous me demandez ;

Je vais donc vous la donner…

Mais…à prix équivalent. »

-« Que voulez-vous dire ? »

-« Suis-je aussi bien que vos hétaïres ? »

-« Mille fois mieux. »

-« Mieux que la mieux ? »

-« Mille fois. »

-« La mieux, combien vous coûte-t-elle par mois ? »

-« Est-ce que je sais, moi ? »

-« Cinq mille francs par mois ? »

-« Oui. Je crois. »

-« Donnez-moi cinq mille francs par mois

Et je suis à vous dès ce soir. »

-« Vous êtes folle, ma chérie »

-« Vous le prenez ainsi ?... Alors, bonsoir ! »

Le comte entra dans la chambre et s’est assis dans un fauteuil. La comtesse lui dit :

-« Ah ! Si c’est comme ça, Henri.

Eh bien, tant pis pour vous ! »

La comtesse ôta son corsage lentement, dégageant ses bras nus et blancs. Elle les lèva au-dessus de sa tête pour se décoiffer devant la glace ; et sous une mousse de dentelle, quelque chose de rose apparut au bord du corset de soie noire.

Le comte se leva vivement et vint vers elle. La comtesse simula un ordre :

-« Ne m’approchez pas ! Entendez-vous ? »

Henri la saisit à pleins bras et chercha ses lèvres. Alors la comtesse s’empara du verre d’eau posé sur sa table de nuit et le lança en plein visage de son mari et ajouta :

-« Vous savez mes conditions : cinq mille francs ! »

-«Comment… ?

Payer pour coucher avec sa femme ? »

-« Oh ! Quels vilains mots ! »

-« Je le répète : payer sa femme,

C’est idiot. »

-« Vous êtes

Très bête !

Quand on a une femme légale,

Vous trouvez tout à fait normal

D’aller payer une gueuse. »

-« Ne vous trouvez-vous pas honteuse

De me demander cinq mille francs ? »

-« Non. Cela n’a rien d’étonnant

Puisque nous sommes étrangers

L’un à l’autre, n’est-ce pas ?

Et pourtant vous me désirez.

De plus, vous ne pouvez pas vous engager

…Puisque nous sommes déjà mariés.

Pourquoi ne m’achèteriez-vous pas ?

Au lieu d’aller je ne sais où,

Votre argent resterait chez vous.

Et puis, pour un homme intelligent

Est-il quelque chose de plus amusant

Que de payer sa propre femme ?

Vous donneriez à notre union monogame

Une saveur de polissonnerie.

Maintenant, sortez d’ici ! »

La comtesse était presque nue.

Le comte la regardait. Et brusquement il lui a lancé six billets.

-« Voilà six mille francs. Mais n’y revenez pas ! »

La comtesse ramassa l’argent, compta et dit :

-« Ne pas y revenir, mais pourquoi ? »

-« Ne vous y accoutumez pas. »

La comtesse éclata de rire et, allant vers son mari, ajouta :

-« Six mille, monsieur,…mais chaque mois.

Sinon, à vos cocottes, je vous renvoie.

…Et si vous êtes content de moi,

Je vous demanderai

De l’augmentation. Oui, bien vrai ! »


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