Voici un roman de fantasy historique. En tout cas, c'est ce que l'on croit longtemps, avant de comprendre qu'il se passe quelque chose de très bizarre dans cette affaire... De quoi brouiller les pistes, mais surtout les frontières entre genres. Un roman fascinant dans sa psychologie et dans le récit de l'état d'esprit des différents personnages qui sont mis en scène. Et une réflexion sur ce qu'est le héros, au sens antique du terme... Dans "Furor" (en poche chez J'ai Lu), Fabien Clavel nous emmène dans les sombres forêts de la Germanie du début de l'ère chrétienne et s'appuie sur des faits historiques mais aussi les zones d'ombre qui entoure ces événements pour construire un roman stressant, oppressant, éprouvant...
Voilà 762 ans que la ville de Rome a été fondée. Bien des années plus tard, on dirait que c'est l'an 9 après Jésus-Christ. L'hiver est rude en Germanie et les troupes romaines sont mises à rude épreuve. Le climat n'est pas la seule cause de ces difficultés, le terrain aussi est peu propice aux manoeuvres qui ont fait la réputation des légions.
Les arbres, au tronc épais, proche les uns des autres, la déclivité du sol, les chemins mal tracés et sinueux, le sol rendu boueux par la pluie et la neige, qui gêne leur progression... Sans oublier un ennemi apparemment désorganisé, mais qui, sur ce théâtre d'opération, s'adapte parfaitement et ne crains pas de mourir, en emportant avec lui son lot de légionnaires.
Cette forêt, c'est celle de Teutoburg et, en ce mois de décembre, on assiste à l'une des plus cuisantes défaites de l'armée impériale. Publius Quinctilius Varus, gouverneur romain en Gaule et en Germanie, est à la tête de 3 Légions et quelques troupes auxiliaires, soit un effectif estimé entre 20000 et 25000 hommes. Mais, il est perdu et multiplie les erreurs, enlise un peu plus ses troupes dans cette meurtrière bataille.
Trahie par celui qu'on appelle l'Arménien, Germain devenu citoyen romain, l'armée impériale va être irrémédiablement décimée lors de combats d'une violence inouïe. Gagnées par la peur, craignant de nouvelles embuscades à chaque instant, comprenant que leurs stratégies si bien huilées ne sont d'aucune efficacité dans ce contexte, incapables de réagir et voyant des dissensions naître entre simples soldats et officiers, les Légions vont se disloquer, facilitant encore la tâche de Germains pourtant inférieurs en nombre...
Voilà pour le contexte historique, nous y reviendrons un peu plus tard. Il est le cadre de "Furor", mais, dans ce contexte particulier, se déroule un récit romanesque dont il nous faut parler. Alors qu'elles progressent dans cette forêt impénétrable, les troupes romaines vont tomber sur un drôle d'endroit : là, se dresse une pyramide, d'un noir profond, construite dans une matière inconnue et portant des symboles incompréhensibles.
Dans ce coin, vivent des populations dont le comportement et l'anatomie surprennent les soldats romains : ces êtres difformes, monstrueux, ne montrent aucune réaction à l'arrivée des légionnaires. Pire, ils ne se défendent même pas lorsqu'on les attaque, les tue... Au point que des questions naissent dans l'esprit stressé des Romains...
Ceux qui ont vu les lieux, ce peuple mystérieux, la pyramide, ne cessent d'y repenser. Les autres, aux oreilles desquels est arrivée la rumeur, aimerait bien voir cela de leurs propres yeux... Mais, lorsque la bataille commence, seul survivre compte. Et lorsque la défaite se profile, lorsque les légions se débandent et qu'il faut sauver sa peau, quelques survivants vont repenser à la pyramide... Pourrait-elle être leur salut ? Ou bien la cause de leur défaite cinglante ?
Ils sont peu nombreux, ces survivants, peut-être 8 personnes au total. Parmi eux, les 4 personnages par lesquels le roman nous est raconté : Longinus, vénateur (comprenez qu'il est chargé de chasser du gibier, ce qui explique qu'il soit accompagné d'un chien, Lélaps) ; il est simple soldat, inexpérimenté et placé, au sein de la XVIIIème Légion, sous les ordres du centurion Fabricius, qu'il déteste, comme bon nombre de ses camarades.
Au contraire de Longinus, Marcus est un vieux de la vieille. Il a 53 ans et c'est à l'ancienneté qu'il est parvenu à devenir centurion, également dans la XVIIIème Légion. Il a consacré sa vie entière à la guerre et apprécie d'avoir enfin des hommes sous ses ordres et de ne plus seulement devoir obéir. Mais c'est aussi un homme désabusé, qui sait que sa vie est derrière lui, que sa carrière est dérisoire et qu'il n'a rien qui lui appartienne vraiment...
Caïus Pontius est tribun, autrement dit un officier supérieur, qui répond directement au gouverneur Varus. Cultivé, plus homme du monde que soldat de carrière, il assiste aux premières loges à la déroute stratégique de son supérieur hiérarchique et à sa déconfiture personnelle. Sa position élevée lui vaudra, au sein du groupe de survivants, quelques moqueries, mais aussi une certaine défiance. Il lui faudra faire ses preuves...
Enfin, il y a Flavia. Oui, une femme, la seule au milieu d'un groupe d'hommes. Flavia n'est pas son véritable nom, d'ailleurs même elle ne se souvient plus de ce nom. Elle est Germaine, elle maîtrise d'ailleurs assez mal la langue latine, et a été faite prisonnière lors de la campagne. Voilà comment elle a fini dans le bordel de campagne qui suit les troupes. Mais elle y est à part, ses origines suscitant méfiance et méchanceté de la part de ses compagnes d'infortune...
Les chapitres se succèdent, proposant alternativement le point de vue de chacun de ces quatre personnages. Pour autant, ils ne sont pas les narrateurs, c'est un peu plus complexe que cela. S'entremêlent dans chaque chapitre des passages narratifs à la 3ème personne du singulier et des passages en italique qui sont en fait les réflexions des personnages que je viens de vous présenter. On est dans leur tête. On partage leur état d'esprit, leurs sentiments...
Et leurs sentiments, ils sont très importants, dans "Furor". Car, mine de rien, on est dans un roman qui repose sur un certain suspense, mais surtout sur de forts ressorts psychologiques. Il y a la peur, aigre, glaçante, qui gagne du terrain à chaque page, avant, pendant et après la bataille. Une peur qui va, au même titre que les Germains, submerger les Romains et les conduire à leur perte.
Mais cette peur vient aussi de l'inconnu : cette forêt, si différente de celle de la péninsule italienne et qui, par son obscurité, son épaisseur, fait penser à un paysage de conte de fée des frères Grimm. Oui, les Légions romaines se retrouvent dans la position du petit Poucet et de sa fratrie, dit comme ça, c'est curieux, mais il y a une vraie claustrophobie et l'impression de se battre autant contre la forêt que contre l'ennemi impitoyable qui s'y cache.
Et certaines scènes donnent d'ailleurs l'impression que les Légions ont été dévorées par cette forêt et son sol spongieux, qu'elle les digèrent petit à petit, ne laissant plus paraître que des équipements abandonnés et des ossements à moitié engloutis... On en revient à la métaphore du conte : cette forêt est un ogre à l'appétit féroce...
Enfin, il y a la peur de l'inconnu. Elle renvoie encore une fois à la forêt, bien sûr, mais aussi à cette mystérieuse pyramide et au peuple si étrange qui vivait à ses alentours... Petit à petit, le lecteur commence à comprendre, mais pas les personnages, que leur peur, mêlée aussi de curiosité, et un instinct de survie aux allures paradoxales, vu d'ici, vont pousser dans une odyssée oppressante...
Et puis, il y a la colère. Celle de l'orgueil blessé, du vaincu qui ne veut pas se rendre, et encore moins mourir. La colère contre un sort funeste qu'on imagine pouvoir renverser. On cherche la cause de ce qui est impensable. Car les Légions romaines sont peu habituées à la défaite. Pourtant, plus encore que la Gaule, les campagnes de Germanie seront régulièrement marquées par les échecs, mais pas de cette ampleur.
La colère qui efface le désespoir, le découragement, deux sentiments qui ont aussi contribué, à leur façon, à la défaite. Elle fait gicler l'adrénaline dans les veines, donne des envies de vengeance. Ces Romains élevés dans la culture du destin et dans l'idée que les dieux décident de tout ce qui arrive aux simples mortels, ne peuvent envisager les choses que d'une façon : la défaite est due à une action divine défavorable. Et tout ce qu'ils vont découvrir sera vu à travers ce même prisme.
Je l'ai dit en préambule, et la citation que j'ai choisie l'illustre, c'est la personnalité du héros, dans sa définition antique qui est au coeur de ce roman. Les 4 personnages choisis pour être les moteurs du roman répondent, chacun à leur manière, aux critères qui définissent le héros. Reste à savoir s'ils ressortiront vivants de cet enfer...
Je vous conseille de lire attentivement les annexes de "Furor", dans lesquelles Fabien Clavel explique beaucoup de choses sur la construction du roman, son contexte global remis en perspective et certains détails liés à la langue latine, la vraie et la partie retravaillée par l'auteur. On y comprend pourquoi le roman s'intitule "Furor", mais aussi l'explication des noms des parties qui composent le roman.
Et on se rend compte qu'on est véritablement dans une tragédie, aussi bien dans le sens que nous lui donnons aujourd'hui, mais aussi dans son sens antique. Et la folie que vont accomplir ces personnages, au péril de leur vie, répond parfaitement à ce fameux crime impie qui en est une des composantes les plus importantes.
Reste que l'on n'est tout de même pas dans un roman de fantasy tout à fait ordinaire. Disons-le, sans rien révéler de plus, on flirte allègrement avec la science-fiction. Fabien Clavel exploite habilement les failles qui subsistent encore aujourd'hui sur le lieu et les conditions exactes de la bataille de la forêt de Teutenborg.
Là encore, entre un petit tour sur un moteur de recherches, pour en savoir plus, et la lecture des annexes de "Furor", où l'auteur donne des éléments tout à fait intéressant pour éclairer d'un nouveau jour notre lecture, on en apprend beaucoup mais on entre aussi dans les failles historiques, idéale pour que s'y glissent le romanesque et l'imaginaire.
Oh, j'en entends déjà certains qui vont jouer les rabat-joie de service, en disant qu'ils ont tout compris depuis le début... N'ayez pas une lecture superficiel, premier degré de ce roman. Oui, il est possible de comprendre ce qui se passe, peut-être ce qui va se passer, mais l'enjeu du roman n'est pas là. Il est dans le comportement des personnages.
Oui, j'y reviens et j'insiste : "Furor" est un roman reposant avant tout sur la psychologie et la réaction des personnages face à ce qui, pour eux, relève de l'inconnu et n'aura aucune réponse concrète quoi qu'il arrive. Ce à quoi ils sont confrontés dépassent leur entendement, ils sont démunis et se doivent de faire quelque chose. Et, même s'ils se trompent, par une ignorance qui n'a rien de coupable, ils se doivent d'agir avec honneur.
"Furor" est un roman au climat remarquable dans son oppression, dans l'impression d'étouffer qu'on ressent d'un bout à l'autre, dans le malaise qu'on ressent face au drame sordide de la guerre, puis à l'autre drame qu'on pressent. Le danger est partout, et même s'il n'y est pas, l'idée du danger s'insinue sournoisement et creuse jusqu'aux tréfonds de l'âme...
Je pourrais encore parler du message militant qui est présent dans le roman de Fabien Clavel, mais je ne peux pas le faire, sous peine d'exécution en place publique pour cause de "spoiler" (un des crimes les plus graves du futur code pénal, au rythme où c'est parti)... Alors, je vous laisse découvrir tout cela par vous-même.
Et j'en finis avec une mention spéciale pour la chute du roman. Et dire que la question m'a taraudé quelques pages au tout début. Et puis, c'est passé, dans l'engouement pour cette histoire. Passé au point de ne pas y repenser et de me retrouver avec ces dernières lignes qui ont su, enfin, me faire sourire après ce roman si noir... Eh oui, je tenais un truc, et je l'ai loupé... Mais, de toute façon, je ne le tenais pas en entier. Chapeau, M'sieur Clavel !