Akli Tadjer. (c) Charles Nemes.
Il est venu au rendez-vous avec son grand sourire et ses yeux qui rient. Akli Tadjer est content de son nouveau roman, "Les Thermes du Paradis" (JC Lattès, 314 pages). Ça tombe bien. Moi aussi.Sous ce titre énigmatique se cache l'histoire d'amour qui va naître entre une femme blanche et un homme noir, comme le laissent deviner les papillons du bandeau de couverture. Surtout, ce tout récent ouvrage d'Akli Tadjer met en scène deux personnes qui ne peuvent pas se voir, l'une au sens propre, l'autre au figuré. Elle parce qu'elle ne s'aime pas, tout simplement, lui parce qu'un accident l'a rendu aveugle. Deux personnages pas ordinaires, peu communs, qui se croisent par le miracle de la littérature.
Adèle a repris seule l'entreprise de pompes funèbres de ses parents morts dans un accident de voiture, Léo est devenu masseur aux Thermes du Paradis après avoir été acrobate de cirque. Cela paraît invraisemblable? Peut-être. En tout cas, "Les Thermes du Paradis" fonctionne parfaitement et procure un grand bonheur de lecture. "J'avais envie d'écrire un roman optimiste", confesse l'auteur, contrarié par la noirceur et l'autofiction ambiantes.
Ce roman est différent des livres antérieurs d'Akli Tadjer, même s'il parle d'amour comme son précédent, "La meilleure façon de s'aimer" (JC Lattès, 2012, Pocket, 2014). "Tous mes romans sont écrits à la première personne", me rappelle l'écrivain, de passage à Bruxelles. "C’est la première fois que je me mets dans la peau d’une femme amoureuse. Et Française de souche! Ce roman, je l’aime différemment des autres. Je ne savais pas où je mettais les pieds. Quel défi de raconter une histoire d’amour complète avec des personnages français! Mais cela a presque été plus facile à écrire. Jusqu’à présent, tous mes narrateurs finissaient par avoir la même histoire. Adèle s’est posée différemment. Je me suis dit: quitte à changer de genre, changeons. Une histoire d’amour racontée par un homme, c’est moins bien que quand elle est racontée par une femme. Je n’aime pas écrire à la troisième personne. Ma narratrice est aux antipodes de ce que je suis. Je suis deux fois trentenaire (Akli Tadjer est né le 11 août 1954 à Paris, de parents algériens). Et Leïla, jeune femme musulmane émancipée, est le coup de soleil de cette affaire."
On rencontre Adèle Reverdy ("Reverdy, du nom du poète qui orne une plaque de rue tout près de chez moi à Paris") quand elle va fêter ses trente ans sur une péniche, à l'initiative de sa sœur aînée, Rose. Son principal problème est de penser qu'elle n'est pas gâtée par le destin. Des petits amis, elle en a eus, mais rien de vraiment intéressant. Ses journées se déroulent entre l'accueil des clients aux pompes funèbres et la gestion de son équipe de croque-morts, ceux que son père avaient engagés. Heureusement, elle a une copine formidable, Leïla, thanatopractice talentueuse, qui décompresse par la colère et le rire, et avec qui elle partage son quotidien. Les soirées dans les bars, les séances de karaoké, les plans anti-drague dans le métro, ça les connaît.
Le choix d'une entreprise de pompes funèbres n'est évidemment pas venu de rien. "Le livre est basé sur des personnages que j’ai croisés", reconnaît Akli Tadjer. "J’ai accompagné quelqu’un aux pompes funèbres. Ce que j’ai rencontré là était à mille lieues des clichés qui circulent. Même s'il existe bien un lexique de la profession. On évite par exemple le "bonjour". On parle de "deuil" et non de "mort". Mais la jeune femme que j'ai rencontrée là avait une telle façon de parler de ses cercueils! Comme si elle parlait de fusées pour aller au paradis. Adèle qui tient les pompes funèbres Reverdy, je l’aime."
Le paradis, on y arrive quand on se fait masser aux Thermes du même nom. Adèle fera tout pour retrouver "son" Léo, arrivé par hasard à sa soirée d'anniversaire. Entre eux, cela a été le coup de foudre. Elle l'a vu, il a senti ses ondes. "Il existe deux écoles de romanciers : ceux qui écrivent avec plan, et ceux qui écrivent sans plan", avance encore l'écrivain. "Je fais partie de la seconde. Je ne connais que le début et la fin de mon histoire. J’avance à vue entre les deux. Les personnages me surprennent souvent. Pour moi, faire un roman, c’est écouter les personnages qui racontent une histoire. Quand l’écriture du livre se termine, j’ai même un pincement au cœur à l’idée de ne plus les entendre. Le choix de Léo masseur m’a servi parce que je voulais écrire sur le problème du paraître. Le mal-être vient d’elle. Elle ne trouve pas sa place. J’ai voulu montrer que tout n’est pas qu’esthétique… Le hasard, c’est la vie. Un mot que j’aime bien, c’est "soudain". Il ouvre tous les possibles. Vous écrivez "soudain" et tout peut basculer. Chaque fois que je l’ai utilisé, un monde s’est ouvert devant moi."
Evidemment, je ne vais pas raconter en détail la belle histoire d'amour qui se déroule dans "Les Thermes du Paradis". Il faut la découvrir par les mots de l'auteur, faisant la part belle à l’humour, d'une agréable vivacité ou d'un lyrisme justifié comme dans cet éloge du noir qu'il donne à dire à Adèle. Juste dire qu'elle est belle et piquante, proche de la vraie vie. On y croise une formidable galerie de personnages secondaires: Leïla dont j'ai déjà parlé, Clara, l'ancienne petite amie de Léo du temps du cirque, la rivale hélas sympathique, Rose, la sœur aînée devenue une mère numéro deux, et Etienne, son amoureux ophtalmologue, Oncle André, bienveillant à distance, le personnel des pompes funèbres (les "gars" d'Adèle, dont Arthur qui fait le lien avec son père), empêtrés chacun dans leurs histoires, sans oublier la mère de Léo, qui perd la tête, qui "devient une mère qui ne reconnaît plus son fils alors que son fils devenu aveugle ne la voit plus". Tous ensemble, ils sont presque "une grande famille", en dit leur créateur qui les utilise adroitement.
Voilà un joli livre écrit à la première personne, avec du rythme, du suspense, et plein de références à des films et des chansons qu'on aime. Il court, comme nous tous, derrière le bonheur. Tresse à sa façon la phrase peu connue de Paul Eluard, "Il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous". Observe notre monde à sa façon. Et justifie totalement l'épigramme de Romain Gary qu'Akli Tadjer a rajoutée à la fin de l'écriture, "Il ne faut pas avoir peur du bonheur, c'est seulement un bon moment à passer".
"A vingt ou trente ans, on ne s’en rend pas compte", commente-t-il. "Le bonheur, cela n’existe pas, ce ne sont que des moments de bonheur. Jeune, j’étais inquiet. Plus âgé, je positive."
Et ces jours-ci? Akli Tadjer répond: "Pour le moment, je prends des notes pour mon prochain roman. Je lis beaucoup. Je suis agréable à vivre. Quand j’écris, je n’aime pas lire. Il y a trop de mots autour de moi, comme si je n’en sortais jamais. Comme dans la chanson! Le matin, j’écris, l’après-midi, je vais aucinéma et je marche, en passant bien entendu par la rue Reverdy."