Note : 3,5/5
Les Mains sales
Réalisatrice de films remarqués (Old Joy, Wendy et Lucy, La dernière Piste), Kelly Reichardt revient avec Night Moves, lauréat du Grand Prix à Deauville en 2013. Dans ce film à l’esthétique léchée et au rythme étonnant, Reichardt aborde, croit-on, l’activisme écologique ; mais c’est pour mieux cerner l’esprit humain.
© Tipping Point Productions, LLC
Josh, Dena et Harmon, militants écologiques lassés par l’inefficacité des discours et des projets à petite échelle, cherchent à réveiller les consciences. Pour cela, ils préparent un attentat : avec un bateau rempli d’engrais, ils veulent faire sauter un barrage. Le projet ne se déroule pas tout à fait comme prévu.
Le milieu dans lequel se déroule le film – grands espaces naturels, ferme biologique, jeunesse rêveuse et militante – nous entraîne vite sur le terrain (glissant) de l’engagement politique et même, dans le cas des trois personnages, terroriste. Night Moves est pourtant bien autre chose. La dimension politique du film apparaît rapidement comme un faux sujet. À l’ouverture, le projet des trois compères est déjà prêt : nulle interrogation sur les modalités de l’action politique, nul doute sur la faisabilité du projet, et aucune remise en cause d’un acte évidemment condamnable et inefficace, voire contre-productif.
Difficile de ne pas voir, en effet, les contradictions animant la pensée de ces jeunes gens qui désirent tant agir à tout prix qu’ils en oublient de sonder leurs paradoxes : l’Européen remarquera les voitures américaines bien trop gourmandes en essence, et n’importe quel spectateur pourra s’étonner de voir de tels amoureux de la nature décharger de l’engrais dans la rivière pour faire sauter un barrage – un comble ! Le film souligne encore davantage l’illogisme de ses personnages : outre le fait que l’accident tragique provoqué par l’attentat était terriblement prévisible, un personnage secondaire met ensuite en lumière l’inefficacité même de la démarche. Dénoncer les barrages, c’est encourager le nucléaire. Surtout, une action menée ainsi tambour battant, sans argument ni soutien rhétorique, c’est de l’esbroufe, « de la mise en scène ».
Sous le masque politique, qu’y a-t-il à voir ? Que découvre-t-on lorsqu’on lève le voile du tohu-bohu militant ? Jamais nous ne sommes dupes des motivations des personnages : en les suivant bien en amont de l’attentat, le film révèle leur terrible manque d’enthousiasme, une absence surprenante de motivation. Josh, Dena et Harmon, jeunes gens aux visages fermés et aux sourires rares, ne sont pas des idéalistes. Ce ne sont peut-être même pas des humanistes : leur ambition de « réveiller les consciences » montre davantage de colère et de mépris qu’une réelle volonté de protéger l’humanité. Face à ce sérieux indéboulonnable, l’accident révèle leur nature plus effrayée et paranoïaque que sincèrement militante.
© Tipping Point Productions, LLC
Derrière le masque du militantisme, derrière le voile de sérieux dont se pare (très bien) Jesse Eisensberg réside la question de la responsabilité, celle que l’on assume – ou pas. La deuxième partie, consacrée à la réaction des militants après l’attentat, oriente le film vers le thriller psychologique, et ré-interroge par conséquent toute sa première partie et ses personnages, notamment celui, central, de Josh. Annonciatrice, la première partie multipliait les signes d’un malaise sous couvert d’éléments apparemment anodins : un salon thermal baigné dans la moiteur et les vapeurs, les mains de Josh couvertes d’engrais…
Les mains sales, Josh les a déjà et les aura à nouveau. Là-encore, le film sait dévier nos attentes : le tragique accident provoqué par l’attentat ne perturbe pas vraiment Josh – c’est déjà le signe que quelque chose ne va pas – et la réaction physiologique de Dena, défigurée par des plaques d’eczéma, atteste davantage d’une forte angoisse que d’une prise de conscience réelle. De toute façon, le film – et Josh – ne lui donnent pas le temps d’exprimer ce qu’elle ressent, et Reichardt nous arrache à cette fausse piste.
C’est sans doute Josh, et lui seul, qui constitue le sujet et l’objet de Night Moves. Personnage central, il est aussi celui qui guide la caméra : pas une séquence ne se déroule sans lui, seul compte son point de vue. Et pourtant, il reste difficile à sonder. Pendant longtemps, le spectateur désireux d’en savoir plus se verra opposer le visage renfrogné de Jesse Eisenberg, sa mine constamment inquiète, les yeux enfoncés dans la tête mais observant tout alentour. Si on lui imagine d’abord une romance, c’est pour mieux la voir complètement annulée. Josh est un mystère, un mystère si bien préservé qu’on est surpris, presque effrayé, de le voir progressivement évoluer et se révéler.
Voilà ce qui intéresse vraiment Reichardt. Qu’y a-t-il à voir sous la surface des choses et des êtres ? Que peut-on déceler dans leur errance ? C’est là que le titre prend tous ses sens : « night moves » (« virées nocturnes »), c’est à la fois le nom du bateau, le soir qui accueille le projet des personnages, mais c’est aussi et surtout le motif de l’errance, récurrent dans les films de Reichardt. Le très fin portrait qu’elle brosse de son personnage tire le film vers les sommets de l’écriture psychologique, servie par une mise en scène extrêmement maîtrisée. Egalement monteuse du film, la réalisatrice, patiente et attentive aux détails, parvient à instaurer un rythme et une temporalité qui lui sont propres, soutenus par une structure narrative où culmine, pendant un temps, l’attentat, dépassé ensuite par un événement plus dramatique encore.
Cette esthétique léchée pourrait aussi être un reproche : Night Moves affiche une mise en scène beaucoup plus classique que son prédécesseur, le très formellement téméraire et tout aussi fin La dernière Piste. Ici, les plans larges dominent, inscrivant les personnages dans leur milieu et leur cause (la préservation de la nature), interrompus par des plans au plus près des personnages. Les travellings gauche-droite accompagnent l’errance et la fuite en avant des personnages.
© Tipping Point Productions, LLC
Malgré ses concessions classiques, la cinéaste s’affirme à nouveau comme l’une des grandes figures actuelles du cinéma indépendant américain, montrant que la dénomination, devenue un label voire un genre, peut encore donner lieu à de la qualité, loin des effets faciles (lire, à ce propos, le récent article de Larry Gopnik sur Nebraska : http://lanuitdublogueur.com/2014/04/16/nebraska-de-alexander-payne/).
Preuve en est, si on en doute, la très belle fin du film, qui refuse, comme celle de La dernière Piste, de conclure. Un travelling dans les rayons d’un supermarché, cette fois-ci de droite à gauche, et un dernier coup d’oeil dans le rétroviseur suffisent peut-être à résumer le projet, réussi, de Night Moves : mettre en images le malaise paranoïaque d’un personnage, regarder son trajet pour mieux y faire retour, et ainsi toucher au mystère de l’individu.
Alice Letoulat
Film en salles depuis le 23 avril 2014.