Dora, Milka, Beatriz et Susana sont quatre charmantes dames, toutes retraitées après avoir travaillé de longues années comme institutrices. Aujourd'hui, elles vivent ensemble dans un appartement dont Dora est la propriétaire, situé à Berazachussetts. Elles y coulent, malgré des personnalités assez différentes, des jours paisibles, si ce n'est heureux.
Un jour, alors qu'elles reviennent du bois, elles tombent sur une femme, allongée sur le bas-côté du chemin. Si les quatre amies sont surprises, ce n'est pas tant de voir une femme à cet endroit, un violeur rôde dans le coin, tout le monde sait ça, et ça n'a pas l'air de les affoler plus que cela, mais à cause du physique de cette nouvelle victime potentielle...
Et, pardonnez-moi, mais on peut les comprendre : la femme est torse nu, simplement vêtu de leggings couleur chair et de rangers. Elle est d'une obésité extrême et arbore des cheveux très courts et teints en fuchsia... Pas franchement le genre de personnes qu'on croise habituellement dans ce coin-là.
N'écoutant que leur bon coeur, les amies prennent en charge la femme dans les vapes et la ramènent jusqu'à leur voiture, puis chez elle... La femme est revenue à elle entre temps et elle commence à faire connaissance avec ses "sauveuses", et réciproquement. En omettant toutefois un détail, un rien : Trash, puisque c'est ainsi qu'on l'appelle, n'est pas seulement punk et ex-membre d'un groupe de métal, mais elle est aussi... un zombie...
Elle n'a pas été violée, elle vient juste de décider de changer radicalement de vie en cessant de manger de la viande humaine, son péché mignon et le principal ingrédient de son régime alimentaire jusque-là, qui semble être la cause de son embonpoint prononcé... D'où la faiblesse passagère dans laquelle l'ont trouvée Dora, Milka, Beatriz et Susana.
A ce point de l'histoire, on se dit que les ex-enseignantes sont bien ingénues et que tout cela va finir en carnage... Et c'est vrai, dans les deux cas. Sauf que le carnage ne va pas du tout ressembler à ce que l'on imagine. L'irruption de Trash dans la vie de ces quatre femmes va agir comme un déclic. Oh, pas celui de l'interrupteur qui allume la lampe à côté de vous, non, plutôt celui du détonateur qui déclenche la bombe...
Sans rien faire, ou presque, Trash va faire voler en éclats la belle tranquillité de ses nouvelles amies et, de fil en aiguille, ou plutôt, comme un domino fait tomber toute une file de ses congénères, les événements vont se précipiter. Pour le pire, et pas du tout pour le meilleur... Une folie contagieuse va se répandre dans tout Berazachussetts, utilisant comme vecteur, la bêtise et la méchanceté d'une population en totale perte de repères...
Tandis que Suzana, hantée (au propre comme au figuré) par son défunt mari, décide de se débarrasser de lui une bonne fois pour toute, Dora tombe amoureuse et séduit Francisco Saavedra, ancien maire de Berazachussetts et toujours l'homme le plus riche et influent de la ville. Enfin, séduire n'est pas le bon mot, mettre le grappin dessus serait plus juste...
Cette relation torride, inespéré pour une femme dont la jeunesse est loin derrière elle, comme pour lui, qui peut avoir dans son lit les plus belles femmes de la région rien qu'en claquant des doigts, va pourtant prendre comme une excellente mayonnaise. Et, dans le même temps, sonner le glas de l'amitié entre Dora et ses colocataires...
En un clin d'oeil (langoureux, mais quand même), ses amies vont perdre tout intérêt pour Dora qui prépare déjà son entrée (en fanfare, enfin, en cumbia, plutôt) dans la Haute... Et comme Dora est la propriétaire de leur appartement... Chassées, les amies ne vont pas toutes réagir de la même façon : Beatriz est fataliste ; Milka va se révolter...
Quant à Saavedra, il se fait du mouron à cause des apparitions de son ex-épouse, pourtant morte, il en est certain. Ses fils, dont il ne se soucie pas du tout, font les 400 coups dans la ville, avec la bénédiction paternelle et, croyez-moi, leurs jeux sont d'un goût exquis, le genre bidonnant pour eux, franchement glauque, vu de l'extérieur.
Le point commun des mâles de la famille Saavedra ? Le mépris pour les autres, et surtout si ces autres sont issus des couches les plus basses de la société. Même les classes moyennes, qui essayent de survivre comme elles peuvent, sont allègrement dédaignées. Pour Francisco, les quartiers éloignés de son immense demeure sont des parcs d'attractions ou des zoos, dans lesquels il aime à aller flâner, en se faisant passer pour un pauvre, lui aussi. L'éclate totale !
Toute la galerie de personnages de "Berazachussetts" est aussi corquignolesque que ceux dont je viens de parler. Oh, une dernière, tout de même, parce que celle-là vaut aussi le déplacement : Periquita. Une jeune fille, infirme. Elle a perdu l'usage de ses jambes dans un accident terrible... Depuis, elle est clouée dans un fauteuil. Mais ne vous y fiez pas, c'est une peste, puissance mille ! Et Trash va l'apprendre à ses dépens, dernier caprice de cette insupportable gamine...
Et Trash, dans tout ça ? Inconsciente de ce qu'elle a, bien malgré elle, déclenché, elle déambule dans ce Berazachussetts pris de folie furieuse, retrouvant, comme l'indique le titre de ce billet, son instinct de zombie. Pourtant, et malgré les comportements inhérents à son état, elle semble être un îlot de normalité au milieu d'un océan d'hystérie.
Oui, je vous ai tracé brièvement les lignes de ce roman indescriptible, mais je ne vais pas en dire plus sur l'enchaînement ni sur les événement qui vont s'enchaîner jusqu'au chaos le plus total. "Berazachussetts" est un roman assez court, mais qui ne dételle jamais, le lecteur en perd le souffle. Pas de chapitres matérialisés, simplement des interlignes pour séparer les scènes.
A aucun moment, on n'a de date et les toponymes sont tous aussi étranges que le titre, Berazachussetts. Pourtant, quand on se penche sur ces différents lieux, tous sont en fait des mots-valises qui hybrident un lieu dans le monde (pour le titre, on reconnaît le Massachussetts) et un endroit situé dans la région de Buenos Aires (la ville de Berazategui, chef-lieu d'un des 24 partidos de la province de Buenos Aires).
Je me suis demandé pourquoi ce choix, qui permet, il est vrai, de reconnaître le lieu de l'action tout en préservant le côté fantastique/SF du roman. Mais, le fait de marier des sites argentins avec des sites du monde entier, ne serait-ce pas une façon de dire que tout ce qui nous est raconté là, grossit, caricaturé, mais pas dénaturé, pourrait aussi bien se passer ailleurs ?
Et de quoi parle-t-on, au fait ? D'une Argentine en pleine déréliction après la crise économique intervenue au tournant du siècle. Un fossé immense s'est creusé entre une élite richissime et déconnectée des réalités, et des classes moyennes qui régressent... Quant aux franges les plus pauvres de la société, eh bien... C'est comme si elle n'existaient plus. Des morts-vivants, des zombies, quoi.
Dans le livre, Leandro Alvaro Blacha nous emmène aussi bien dans le quartier de Dora et de ses amies, ces fameuses classes moyennes qui font ce qu'elles peuvent, dans ces countries, ces grandes demeures où vivent les plus riches dans un luxe indécent ou dans des bidonvilles sordides, où la population survit comme elle peut.
Or, dans la réalité, tout cela se trouve parfois dans les mêmes quartiers, à très peu de distance à vol d'oiseau... Une proximité qui ne change rien. Dans le roman, on note une absence frappante : les hommes politiques. Saavedra a été maire, mais ne l'est plus. A aucun moment, on ne voit son successeur, un gouvernement, des services publics... Non, ce n'est pas seulement le chaos, c'est la vacance du pouvoir...
Quant aux idées, il n'y en a guère. La philanthropie ou l'écologie (on croise des pingouins, sorte de running gag qui s'achève de manière drôlement dramatique... ou l'inverse) ne sont que des hobbys hypocrites pour les plus riches afin de s'assurer une bonne image (ça ne leur donne même pas bonne conscience, ils n'en ont pas...) et se limite à des opérations gadgets sans aucun fond.
Et pourtant, on voit poindre la révolte... Je ne peux pas trop vous en parler, car ce serait aller un peu loin dans le livre, mais elle couve, cette révolte... Elle ne demande qu'à exploser et servir de contre-feu au n'importe quoi ambiant qui menace de plonger cette société dans un gouffre sans fond. Reste à découvrir la forme de cette révolte, car, si le chaos ne se manifeste pas de façon ordinaire, il faudra sans doute une réaction extraordinaire.
Amateurs de romans calmes, posés, raisonnables, passez votre chemin ! Leandro Alvaro Blacha signe un premier roman complètement déjanté, joyeusement grotesque et rebondissant sans cesse qu'on lit d'une traite, entraîné dans cette folle sarabande, même si nous restons immobile dans notre siège. C'est rafraîchissant, sans pourtant occulter la gravité des faits évoqués.
Mais ne nous y trompons pas, la drôlerie de "Berazachussetts" n'est que de façade et repose avant tout dans l'absurde de tout ce qui se passe. Mais, c'est le regard inquiet, pessimiste, désespéré, peut-être, d'un homme qui voit son pays couler inexorablement, tandis que l'orchestre joue "Plus près de toi, mon Dieu", comme l'orchestre du Titanic.
La vision d'une société qui a choisi de ne pas affronter ses problèmes pour privilégier une vulgarité sans borne (pardon à Lia Crucet, idole de Dora, qui apparaît en chair et en os dans le livre... Enfin, en chair, surtout... Et qui incarne à elle seule cette vulgarité) submergeant tout système de valeurs. Même Francisco Saavedra, qui n'est pas le dernier pour jouer les m'as-tu-vu et les arrivistes en reste pantois...
"Berazachussetts" a été publié en Argentine en 2007, année de l'élection de l'actuelle présidente argentine, Cristina Kirchner, qui succédait à son époux. Je ne voudrais pas m'avancer, mais je ne crois pas que Leandro Alvaro Blacha soit un chaud partisan de la présidente... Ni même d'aucun parti classique.
On ressent dans Berazachussetts un appel à la société civile, à la jeunesse d'un pays où la corruption reste endémique et où l'intérêt général passe régulièrement après les intérêts individuels. Un appel aux anonymes, aux sans nom, ni visage, à ceux qu'on oublie toujours et qui ont le plus subi, et subissent encore, les effets de la crise.
Avis aux fans de zombies, Trash n'est pas une créature-type du genre. Elle ne se déplace pas avec lenteur, en se balançant d'un pied sur l'autre, la mâchoire tombante, la bave aux lèvres et en bramant "braaaaiiiin"... Elle est un personnage de fable, elle incarne, dans sa zombitude, un état social. Mais, elle est surtout une observatrice, comme extérieure à tout ce qui se passe autour d'elle. Pas vraiment une sorte de Candide, ou alors, dans une version gore. Mais plus un personnage de Pulp que de film d'horreur de série Z.
Un dernier mot, sur la maison d'édition qui a publié "Berazachussetts" en grand format : Asphalte Editions. J'ai découvert cette maison créée en 2010 à l'occasion de cette lecture. Je dois dire que ça me donne assez envie de lire d'autres titres de leur catalogue, orienté vers les littératures urbaines et les contre-cultures.
Je ne suis pas certain que beaucoup de maisons d'éditions installées auraient eu le nez et le courage de publier un tel roman, signé par un auteur inconnu, sur un sujet qui ne captive pas forcément les foules de ce côté de l'Atlantique. Ca mérite un petit mot particulier pour mettre en lumière ce travail et vous inciter, comme je ne manquerai pas de le faire, à aller surfer sur leur site, découvrir les livres qu'ils éditent.