J’ai relu cette semaine Les Anges vagabonds de Jack Kerouac. Kerouac est pour moi un vieux copain que je revois toujours avec plaisir. J’ai trouvé particulièrement stimulante cette plongée dans son bouquin.
L’histoire des Anges vagabondsse déroule durant l’année qui précéda la publication de On the Road, qui rendit célèbre l’auteur franco-américain. On y voit un Kerouac de trente-quatre ans, fatigué de vivre sur la route, encore plus fatigué du bruit et de la fureur du monde, qui ne rêve que de se retirer pour vivre dans la contemplation et pour l’écriture.
Tout commence dans la ville de Mexico, où Kerouac s’est rendu après avoir travaillé tout un été sur une montagne de l’État de Washington (comme ranger, il devait surveiller les feux de forêt). À Mexico, Kerouac a pour seul compagnon un vieux morphinomane. Il est donc libre d’écrire et de méditer. Mais le monde qu’il voudrait fuir le rattrape : ses copains beatniks, Irwin (Allen Ginsberg) et son amant, qu’accompagne son jeune frère de quinze ans, et Raphaël (Gregory Corso) vont le retrouver dans son repère mexicain. S’ensuivent beuveries, consommation de drogues et séances au bordel. Après quoi, fatiguée, toute la bande retourne à New York au bout d’un voyage éreintant en voiture.
Dans la grosse pomme, Kerouac ne peut s’empêcher de retomber dans ses vieilles habitudes : il boit avec ses potes et passe d’une femme à l’autre. Puis il décide de se rendre à Tanger afin de rendre visite à Bull Hubbard (William Burroughs). À bord du navire yougoslave qui le mène vers l’Afrique, il traverse une tempête qui lui révèle toute l’horreur du monde ; cette révélation sera renforcée par un mauvais trip d’opium à Tanger. Puis Kerouac retournera en Amérique via Paris et Londres, et il traversera le continent une fois de plus en autobus Greyhound afin de s’installer avec Mémère (c’est ainsi qu’il nomme affectueusement sa mère) à San Francisco. À la fin de l’ouvrage, Kerouac recevra sa boîte d’exemplaires de On the Road, and the rest is history…
Évidemment, mon résumé ne présente que le squelette du livre. Ce que je tiens à vous dire est que tout ce qu’écrit Kerouac, qu’il soit d’humeur optimiste ou désespérée, est incroyablement vivant. Ce courant de vie, qui passe directement du livre au corps-esprit du lecteur est sans doute dû à la poétique de Kerouac, qu’il exprime en une maxime : « […] parler maintenant ou se taire à jamais […] ». Parler, donc écrire, donc dire les choses telles quelles, comme elles viennent, sans aucune forme d’autocensure. Je ne sais pas si tous les écrivains gagneraient à appliquer cette formule, mais chose certaine, dans le cas de Kerouac, ça fonctionne : dans tout ce qu’il écrit, il transmet une énergie spirituelle qui ne peut que bouleverser.
Il y a tout de même un sérieux bémol que je me dois d’exprimer, et cela même si ça me trouble de juger Kerouac. Je déteste ce passage où il raconte comment il a couché avec une enfant, une petite prostituée mexicaine de quatorze ans. Lui qui nous parle du Bouddha et de Jésus et de Dieu et du respect de toute vie, comment pouvait-il ignorer qu’elle aussi était aimée de Dieu ? Qu’un homme de trente-quatre ans décide de se droguer et de vivre en marge ne me choque pas (je n’ai pas à juger des choix qui ne concernent nul autre que lui), mais on ne devrait jamais porter atteinte à l’enfance. Voilà, c’est dit. Mais je ne peux m’empêcher d’avoir tout de même de la sympathie pour ce Kerouac. (À chacun sa folie !…)
**
Également lu, cette semaine, un livre de Jean Cocteau intitulé Secrets de beauté. Il s’agit d’un recueil de fragments qui portent sur la poésie. C’est franchement si beau que je ne puis résister au plaisir d’en citer quelques passages avant de vous quitter.« Le désordre du poète devient un ordre que l’ordre conventionnel repousse. Le poète répondra toujours mal à son procès. S’il répondait bien selon l’Église, il trahirait Dieu. »
« Le poète est le domestique de forces qu’il sert sans les comprendre. »
« Un poème s’oppose à tout ce que l’homme a l’habitude de considérer comme le meilleur moyen d’exprimer ce qu’il pense. »
« On ne doit pas reconnaître un poète à son style, mais à son regard. »
« Le poème est un joyau pensant. »
« Une écrasante minorité. Scrutin du poète. »
« Le poète se souvient de l’avenir. »
**
Kerouac, Jack. Les Anges vagabonds, Paris, Denoël, coll. Folio, 1973.
Cocteau, Jean. Secrets de beauté, Paris, Gallimard, 2013.