Dans le port de Salalah
C’est une histoire racontée comme une fable à la morale évidente ; aux petits bouts glanés et recoupés le long des chemins du Dhofar, au sud du Sultanat d’Oman.
C’était il y a cinq ans.
Depuis son Baloutchistan (Pakistan) natal, Bilal lorgne l’autre côté de l’Océan Indien comme les Irlandais, les Allemands et les Italiens reluquaient New York au XIXe siècle. Dubaï – et ses richesses, et ses promesses de gloire et de vie meilleure ; l’Arabian Dream – et l’heure, pour les musulmans, de conquérir leur revanche grâce à la fortune des terres du Prophète.
Lui, vient de fêter ses vingt-sept ans ; grand gaillard au physique bollywoodien – peau mate et yeux clairs – sans un sou en poche, s’imagine déjà gravir un à un les échelons du succès dans ce nouveau monde où tout reste à construire. Mais, suivre la route des centaines de milliers d’ouvriers du bâtiment qui s’échinent à construire des gratte-ciels, et vivre comme un forçat, non merci – lui, vaut mieux que ça. Il est beau, après tout ; ça peut servir.
Pourquoi ne pas commencer au Dhofar ? Il ne connaît rien à la myrrhe, au mode de vie tribal, ou aux oasis ; mais il a un oncle, là-bas – et sait que le pétrole des Emirats à destination de l’Europe passe par là.
Bilal s’installe ; et décroche un poste de groom au Hilton grâce à sa maîtrise de l’Anglais. Mais il s’ennuie, dans cet hôtel où il passe le plus clair de son temps à attendre dans le hall d’entrée ; alors, il se met à observer Khulood, pour tromper l’ennnui.
Elle n’a pas l’air particulièrement belle. Mais la jeune réceptionniste est là, devant lui, l’essentiel de ses journées. Son niqab lui couvre l’ensemble du visage, et ne laisse paraître que ses yeux en forme d’amande ; maquillés avec une élégance que remarquerait même le plus rustre des paysans.
Bilal imagine le visage de Khulood. Son sourire, sa vie, sa manière d’être en dehors ; est-elle gentille ? Aime-t-elle sa famille ? Quel genre de passe-temps a-t-elle ? Comme un affamé qui n’a que ses fantasmes pour le sustenter, Bilal se raccroche à ces vies rêvées pour oublier le temps qui passe ; et Dubaï, qui n’approche pas.
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« Tu sais, dans le Dhofar, le simple fait de regarder une femme dans les yeux peut t’amener pas mal d’ennui » m’avait dit Susan Al Shahri, une blogueuse féministe omanaise qui fut la première à me confier un bout du récit. « Et les mariages mixtes ne sont pas autorisés. Si une femme d’ici a des enfants avec un étranger, ils n’auront jamais la nationalité omanaise ».
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Bilal plait aux femmes ; mais les seules compagnes qu’il aurait pu trouver à Salalah pour tromper la solitude sont des Philippines qui ne se sont pas à son goût.
Khulood, elle, voit bien que ce joli jeune homme passe son temps à la regarder. Elle trouve ça inconvenant. Déplacé. Grossier. Que s’imagine-t-il ?
Cependant, c’est aussi la première fois qu’un homme pose sur elle un tel regard ; il a l’air si … passionné, qu’elle en vient à trouver agréable cette façon d’exister. C’est son petit secret – laisser Bilal poser les yeux sur elle, tout en sachant qu’il n’oserait jamais venir lui parler. Son acte d’insubordination, contre une société où les mariages sont encore souvent arrangés, où « l’amour ne vient qu’après l’union ».
Sauf qu’un jour, il vient la voir.
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« Pourquoi tu parlais avec elle ? Comment tu l’as rencontré ? Tu veux te marier ? Tu les trouves comment les femmes omanaises ? Ah oui ? Tu les trouves belles nos femmes ? » m’a demandé l’officier de police de Salalah qui, après avoir mené une enquête de voisinage sur mes mœurs, m’a convoqué au poste de police afin de savoir pourquoi je parlais avec Susan dans un café.
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Ce n’est pas le coup de foudre entre Bilal et Khulood.
Les seules conversations qu’ils ont tournent autour de la vie de l’hôtel. Quelle chambre recommander à un client prestigieux ? Quel restaurant conseiller ? Puis, petit à petit, au cours de l’été 2009, ils se rapprochent. Passent des nuits entières à s’envoyer des messages innocents par WhatsApp – et finissent pas s’y confesser leur amour.
Ils décident alors de passer à l’étape suivante : se voir en tête à tête. Seuls. Passer du temps ensemble, sans regard pour les juger. Mais, dans une ville où l’intimité n’existe pas, l’unique moyen de réaliser ce tour de force est de faire plusieurs fois le tour de la ville dans une voiture aux vitres teintées ; Bilal conduisant, Khulood restant pudiquement sur la banquette arrière – et ils discutent, jamais plus de trente minutes, avec le sentiment de violer toutes les lois de la bienséance.
Nourris de romantisme, Bilal et Khulood s’imaginent Roméo et Juliette de l’Arabie, rêvent de vaincre les conventions sociales et de mettre les parents de Khulood devant le fait accompli. Rien ne peut résister à la force de l’amour ; il suffirait de convaincre un imam de les marier en secret, et de convaincre le monde que la bénédiction d’Allah ne souffre d’aucune contestation.
Mais le premier imam qu’ils approchent discrètement les dénonce – et Bilal se retrouve au poste de police. Le père de Khulood arrive. Ce n’est même pas un blanc – c’est un Pakistanais ! – entend-on. Un scandale éclate. On accuse Bilal d’avoir corrompu la jeune fille. On accuse Khulood d’avoir porté atteinte à l’honneur de la famille. Personne ne les défend ; les expatriés occidentaux, orientaux, se taisent. La police confisque le passeport de Bilal et celui de Khulood ; et la justice, qui est, dans le Dhofar, aux mains des chefs de tribus, décide de leur expulsion du pays. S’ils veulent vivre dans l’indécence, qu’ils aillent le faire ailleurs.
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« Aujourd’hui, Bilal et Khulood vivent au Pakistan, chez la mère de Bilal » m’a affirmé Syed, l’ancien colocataire de Bilal et septième personne à m’avoir parlé de cette histoire ; sans que je ne sache pour autant, aujourd’hui encore, quels bouts croire.
« Mais n’empêche, je pense qu’il a eu de la chance – venir au bout du monde en espérant devenir riche, et retourner au pays avec une femme qu’il aime. Ca vaut tout l’or du monde ! » a-t-il conclu ; sur le ton de l’ironie.