Enfiler un collant, se glisser dans un justaucorps, ajouter un top pour chauffer les épaules, le froid est encore là, malgré le mot printemps qui se pose sur la fin d'avril. Fouiller dans le sac, choisir les manchons de laine, pour mes avant-bras, pour les protéger, pour la chaleur toujours, pour la douceur aussi, et pour ce rappel tel un doudou, de cette habitude depuis des années. Des jambières aussi, la couleur a passé depuis que je suis entrée avec la main de ma mère, dans cette salle de danse, sagement sur le pas de la porte, à peine dedans, enroulée dans mon manteau d'automne et reculant pour me cacher dans sa longue jupe de velours.
Mes yeux venaient de rencontrer une antre fermée, un dôme de verre ouvert sur le ciel gris, sur la nuit de cette saison-là, un endroit plein de lumières, avec un parquet de bois clair si parfait. Une odeur, indéfinie, que j'allais ressentir, année après année, pas après pas, en mouvement avec les autres, dans des phases de progrès, dans des instants si forts de doutes, dans des spectacles qui devenaient challenges avant les applaudissements. La danse a toujours été une part de moi.
Un ruban, un second, un geste ancien et toujours similaire, je le répète, je pense à elle, j'enveloppe le collant clair de ce chausson, dans un rituel immuable, un acte pour moi, pour mes pieds et leur presque confort sur les pointes, pour le bruit si particulier des pas et des envolées sur le parquet, pour la danse. Une cérémonie de tradition et de nostalgie toujours, un rappel pour moi. Je suis là, sans professeur, avec la chance d'avoir cette amie qui possède maintenant cette salle, qui me la laisse ouverte. L'odeur est là, car c'est celle du jardin, des fleurs de printemps, des glycines envahissantes, mais en d'autres saisons, c'est la quartier tout entier qui entre par un souffle de vent, puis des bouquets coupés, sa touche à elle, ce trait d'union avec les parfums des étoiles. Il y a un mélange avec la poudre du maquillage, celui des anges légers, des tutus et des ballets, mais aussi la poudre de l'enfer, celle des douleurs des répétitions sans horloge. La perfection a toujours un parfum d'effort et de sueur, de larmes aussi, de pas répétés sans fin, sans envie, sans réfléchir, juste pour trouver la clef d'un mouvement, pour le répéter encore.
J'entre dans ce nuage, musique, lumière et le ciel au-dessus de moi, toujours cette verrière, cet élan vers le vide. Quelques pas incertains, des assouplissements, des réflexes que je retravaille depuis des mois, comme une routine, plutôt une obligation. Chaque semaine, je vais la voir à l'hôpital, dans cette pièce où ils sont là, tous absents, tous présents autrement. Elle garde le sourire, vers les autres, vers moi, sa fille, enfin cette femme qui vient la voir. Depuis deux ans, je ne comprends toujours pas cette disparition de notre vie, de nos souvenirs, du mot famille. Dans un néant qui est le sien, recomposé sans aucune relation, elle attend, elle lit, relit le même livre depuis des semaines, parfois elle vit dans son passé avec mon père, parti depuis longtemps. Alors après cette échange unilatéral, cette recherche que je m'impose sans but, mais que mon inconscient redouble de force pour croire en un miracle, en la vérité d'être sa fille, je suis épuisée, vidée, décalée.
Pour cela, après je viens danser, je viens me disloquer pour mieux retrouver mon corps, l'entendre me parler. Une souffrance, des douleurs, des notes de musique et parfois du long silence, du calme ou d'autres larmes. Mon amie vient m'accompagner dans les creux, pour un duo d'improvisation, sur du modern jazz, pour des folies jusqu'à l'épuisement de nos corps, jusqu'au moment où je ne sens plus mes pieds, mes jambes, mes bras, mon buste, ni même ma tête. J'oublie le lieu, je ferme les yeux, assise le long du mur, sous la barre, défaisant mes rubans de satin, me gonflant de rien, de cette odeur, de ce lieu, de nos souvenirs en commun. Là, nous étions ensemble, main dans la main, mon coeur battait aussi fort qu'aujourd'hui.
Un rêve, ma réalité.
Nylonement