FIGARO VOXVOX ECONOMIE
ParJacques Sapir
Vous pouvez lire ses chroniques sur son blog RussEurope
La décision de savoir à qui vendre Alstom est en train de déchirer le microcosme politique. Si elle est actée, elle déchirera certainement la vie de milliers de travailleurs. On sait que General Electric etSiemens s'intéressent à cette société, pour des raisons différentes. Mais la véritable question est de savoir pourquoi et comment en est-on arrivé là.Alstom a deux spécialités, la production d'énergie (le secteur des turbines et générateurs) et le matériel ferroviaire. Cela signifie que cette société est tributaire des décisions des autorités publiques. Il n'est pas de grand projet, que ce soit dans le domaine ferroviaire ou dans le domaine énergétique, qui ne soit financé directement ou indirectement par l'État, ou les régions. Ceci vaut aussi pour les pays étrangers. Dans ce domaine, prétendre que le «jeu du marché» s'applique est une immense fumisterie, et une belle escroquerie intellectuelle. Nous sommes donc en présence d'une société qui dépend en réalité des investissements publics. De plus, dans ces secteurs, il est bien connu que l'on travaille à rendement croissant. Produire en un an 20 rames de TGV coûte plus cher (à l'unité) que d'en produire 50. On pourrait en dire de même pour les turbines produisant de l'électricité. Donc, au niveau de la comptabilité de l'entreprise, l'écart entre le chiffre d'affaires et le coût de production dépend aussi du volume de la production, qui lui-même, on l'a dit, dépend des dépenses publiques. Par ailleurs, cette société, en raison des techniques et des technologies dont elle dispose (et il faut se souvenir que ces deux mots ne sont pas des synonymes, car la technique décrit l'application d'un savoir scientifique dans une réalisation quand la technologie décrit l'art d'utiliser ces réalisations dans la pratique) intéresse aussi directement l'État. Nous somme dans un domaine que l'on peut qualifier de stratégique, que ce soit directement ou du point de vue des retombées potentielles de ces techniques et technologies, ou encore du fait de la synergie qu'elles peuvent avoir avec d'autres techniques qui se développent en France.
Le cas d'Alstom illustre jusqu'à la caricature les défauts de privatiser une société qui dépend étroitement de l'État
Alstom rencontre aujourd'hui des problèmes qui sont pour l'essentiel des difficultés de trésorerie. Elles découlent de la faiblesse des investissements publics en Europe et en France, fruit de la politique d'austérité que l'on subit depuis plusieurs années, mais aussi du fait que cette société doit se financer via les banques et que ces dernières prélèvent une rente entre les taux auxquelles elles prêtent et les taux auxquels elles se font refinancer par la BCE et par les États. Ces problèmes ont été aggravés par un manque de lisibilité dans la stratégie d'Alstom, qui provient du fait que cette société doit composer avec des actionnaires privés dont une partie est dans une logique court-termiste.On le voit, le cas d'Alstom illustre, et ceci jusqu'à la caricature, les défauts de privatiser une société qui dépend étroitement de l'État. Cette privatisation, qui est aujourd'hui garantie par les règles de l'Union européennes a aboutit à une privatisation massive des profits (quand la société en fait) et une socialisation des pertes, supportées soit par les travailleurs d'Alstom (en particulier par le chômage) soit par le contribuable, appelé à refinancer cette société sans obtenir en échange un pouvoir de contrôle.La seule solution efficace consisterait à prendre acte du côté symbiotique d'Alstom avec les dépenses publiques et de nationaliser, non pas provisoirement comme le propose Jean-Luc Mélenchon mais pour une longue durée, cette firme.La situation actuelle résulte de l'irresponsabilité du gouvernement français, mais aussi de l'Union européenne. En effet cette dernière a la fois interdit dans les faits une nationalisation (au nom de la protection de la «concurrence» qui n'est ni libre, ni «non faussée», ni même existante dans le secteur d'activité d'Alstom) et qui réduit drastiquement le marché potentiel d'Alstom en faisant mettre en œuvre une politique d'austérité sur les dépenses publiques. On sait bien que l'austérité frappe d'abord l'investissement.Dès lors, le choix apparent est simple: soit accepter l'offre de General Electric, soit accepter celle de Siemens. Cette dernière est présentée par Arnaud Montebourg comme devant permettre la constitution d'une «géant» énergétique européen, sur le modèle d'Airbus. Mais, Airbus n'a pas du tout été constitué comme cela. L'histoire d'Airbus s'inscrit dans la continuité de la coopération aéronautique Franco-Allemande, initiée de manière institutionnelle depuis le milieu des années 1950 (production sous licence du Fouga Magister et du Noratlas par l'industrie allemande, développement en commun du Transall). Cette histoire a eu aussi un volet moins institutionnel avec le recrutement par l'industrie française après 1945 de nombreux ingénieurs et techniciens allemands qui contribuèrent à la reconstruction de notre industrie aéronautique, que ce soit à la SNECMA ou à Nord-Aviation (pour les missiles tactiques). En réalité, si l'accord se fait, il reviendra à «donner» à Siemens la division énergie en échange de sa division ferroviaire, et le contenu technique et technologique des deux est loin d'être équivalent. Cet accord risque fort d'être un marché de dupes pour l'industrie française.Si l'on accepte l'offre de General Electric, c'est la certitude qu'Alstom sera noyé dans un grand conglomérat, et sera progressivement démantelé. Dans un cas comme dans l'autre les pertes en emplois qualifiés et en capacité de recherches seront irrémédiables.