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Jacques a dit: "lisez un roman européen!"
C'est avec un auteur Américain que je m'exécute!
L’espoir cette tragédie.
Le roman s’ouvre sur une réflexion sur l’optimisme, la peur de la mort et les paradoxes humains dans un entretien entre notre héros Kuger et son psychanalyste. "Kugel pensait souvent à la mort, et encore plus fréquemment au fait de mourir. Et quand il demandait au professeur Jovia si ça aussi c'était parce qu'il était optimiste, celui-ci répondait par l'affirmative. D'après le professeur, tout était lié à son amour de la vie. Profondément attaché à l'existence, il était terrifié à l'idée qu'on la lui arrache, volontairement ou accidentellement."
Lepsy apparait comme un médecin totalement déjanté, un savant fou et complètement burlesque. Les remarques du docteur apparaissent comme absurdes. On pourrait penser qu’il s’agit d’élucubrations charlatanesques mais au fond il y a une base de vérité solide qui mérite de s’y attarder car cela soulève une profonde réflexion.
Kuger est un être torturé qui ne pense qu'à sa mort et dès le début du roman, on le voit à la poursuite de ses futurs derniers mots. Il est obnubilé par l'urgence de la déclaration au moment fatidique. C'est hilarant.
"Oui, Kugel pensait à la mort. A la souffrance, à la peur. Mais ce qui l'obsédait par-dessus tout était ce qu'il dirait le moment venu, ses dernières paroles. Elles devraient être empreintes de sagesse, avait-il décidé, mais pas mélancoliques ni obtuses: il fallait seulement qu'elles aient du sens, qu'elles contiennent une révélation, une illumination."
Au début, l’histoire est assez mélancolique puisque Kuger et sa femme ont un enfant qui est très malade. Ils décident d’emménager dans une nouvelle maison pour refaire leur vie nouvelle à trois. Une vie tranquille.
A trois? plutôt à quatre! Tranquille? Pas tellement puisque la mère de Kuger est très malade ; ils l’attendent à mourir et pour l’assister jusqu’au bout, ils décident de l’emmener avec eux.
C’est très satirique et un peu piquant : l’épouse -Bree- reproche à son mari que sa mère ne meurt pas assez vite… C’est parfois hard mais tellement drôle. C’est de l’humour assez noir, plutôt grinçant mais on ne peut s’empêcher de sourire malgré tout.
Je ne sais pas si c'est par association d'idées causée par l'homonymie du prénom mais cette petite famille me fait penser à la série desperate housewives où Bree doit accueillir par obligation la mère d'Orson, une vieille folle malade, la Mégère par excellence qui leur pourrit l'existence...
La petite famille se retrouve donc dans une petite maison dans laquelle l’ancien locataire a laissé un souvenir… Un souvenir en chair et en os surtout en os… Rencontre du troisième type dans un grenier : celle de Kuger et d’Anne Frank.
On a toujours en tête l'image impérissable de la "petite fille sans histoire et très sage" immortalisée ainsi par les dernières photographies que l'on a d'elle et par l'image d'Epinal que nous a imposée la mémoire collective...
Et pourtant... celle que rencontre notre héros a bien vieilli et le temps l'a vraiment amochée. C'est un portrait peu flatteur que l'on a de cette vieille femme, victime de l'Holocauste. Ce portrait au vitriol et acerbe permet de ne pas sombrer dans le pathos. Si l'auteur nous avait dépeint une petite bonne femme triste, pathétique, on aurait complètement zappé la fiction comique d'Auslander. En nous montrant cette femme un peu "dégueu", on prend du recul, on réussit à s'alléger de la tension historique grave pour s'imprégner au mieux de la trame mais aussi pour sourire sans culpabiliser.
C’est tiré par les cheveux, c’est loufoque et pourtant c’est possible. En admettant toute une série d’hypothèses , de concours de circonstances, la survie d'Anne Frank est totalement possible.
Dans cette maison de dingues, chacun met son grain de sel et sa dose de piment pour que le quotidien devienne rocambolesque. C’est dusurréalisme moderne. Vraiment ! Je n’utilise pas la version galvaudée du terme... Je suis certaine qu’André Breton aurait donné tout son crédit au roman de Shalom Auslander.
Si Anne Frank est complètement « barrée », la belle-mère l’est tout autant voire plus… Celle-ci cauchemarde, a peur des Allemands, elle se remémore des épisodes de la seconde guerre mondiale, des camps de concentration… alors qu’elle n’était pas encore née quand ces horreurs étaient appliquées. Elle garde en elle la mémoire collective de son peuple. On peut voir une légère satire du peuple juif et de certains clichés de la victimisation des Juifs, de leur éternelle culpabilité et précisément celle de ne pas avoir enduré ce que leurs aïeux ont souffert.
Les scènes sont drôles et graves à la fois, c’est bourré de cynisme, le roman repose sur la dérision, l’autodérision même.
Le personnage central a une imagination débordante et on le voit souvent confronté à d’inlassables dilemmes. Il imagine toujours le pire, se fait des films dans sa tête avant de prendre une décision. Notamment lorsqu’il veut dénoncer Anne Frank à la police avec toute l’ironie de l’histoire que cela suppose : un juif qui livre à la police une rescapée des camps. Il s’imagine vilipendé par sa communauté ! A l’inverse, il y a le propriétaire allemand qui ne voulait pas chasser Anne Frank pour ne pas se faire traiter de nazi. "Imaginez les gros titres. Le tollé général: "Anne Frank à la rue! Un juif livre une survivante de l'Holocauste à la police: Torturée par les nazis, expulsée par un juif: la tragique et incroyable histoire d'une rescapée!"" Derrière l’aspect très folklorique - une épouse tout feu tout flamme, un mari complètement perché, une mère/belle-mère déjantée et très excentrique et au milieu de tout ce joli monde : Anne Frank aussi autoritaire que folle à lier !- il y a un vrai fond métaphysique, existentiel, philosophique, psychanalytique. On nous place face à des situations assez extrêmes pour comprendre l’Humanité. On rit mais on réfléchit bien plus. Je ne raconterai pas la fin que je n’ai pas aimée. Je l’ai trouvée un peu alambiquée et pas à la hauteur de l’ensemble. Cela dit, c’est un très bon roman.