Un mot sur Henri Roger, parce qu’il me semble bien vous avoir déjà parlé de ce musicien électron libre – qui se qualifie lui-même de dessinateur mélodique - il y a quelque temps. Dans une note datée du 10 juin 2013 intitulée When Henri Roger doesn’t sleep, j’évoquais à ma façon circonlocutive quelques unes de ses dernières productions : Exsurgences, When Bib Bip Sleeps ou son beau duo avec Bruno Tocanne, Remedios La Belle. Henri Roger, ce n’est pas seulement un pianiste inventif et libertaire, c’est aussi un musicien à la culture étourdissante, avec qui vous pouvez aisément parler – au détour d’une proposition d’écoute sur laquelle il rebondira avec bonheur - de rock, de rock progressif, de musique contemporaine, de toutes les facettes du jazz et de bien d’autres couleurs d’un art qu’il connaît sur le bout des doigts ; ce qui semble logique, finalement, pour un musicien. Qui parmi vous se souvient que ce passionné de John Coltrane, Keith Jarrett, John McLaughlin ou Frank Zappa a travaillé avec des artistes comme Mama Béa et Catherine Ribeiro ? Henri Roger, c’est aussi quelqu’un qui sait qu’au matin de la publication d’un de ses disques, il peut - sans prendre le moindre risque et sans même me consulter - m’en faire parvenir un exemplaire que je lui paierai par retour du courrier. C’est comme ça, j’ai une certaine conception de la fidélité, en amitié comme en musique...
Revenons maintenant à Parole Plongée. L’histoire de cet enregistrement mérite d’être racontée en quelques lignes, tant elle paraît révéler les circuits que les musiciens doivent emprunter aujourd’hui pour faire vivre leur art et ouvrir ensemble de nouvelles portes sur leur avenir. Un beau jour, Benjamin Duboc a entendu les improvisations d’Henri Roger sur internet et a souhaité le rencontrer. Le pianiste est donc est allé écouter le contrebassiste qui jouait avec Didier Lasserre. Une discussion plus tard, tous trois ont décidé d’enregistrer ensemble et se sont retrouvés au mois de juillet 2013 pour une série d’improvisations au Border Studio de Bagnolet. Un disque naissait...
Parole Plongée porte finalement bien son nom : car si paradoxalement on n’y entend aucun mot, on devine les idées partagées par le trio que ce beau disque nous offre sous la forme d’une lente immersion. A la fois celle des musiciens, qu’on sent très proches physiquement les uns des autres, leurs regards se croisant en permanence, cherchant le point de rencontre à partir duquel leurs imaginaires poétiques vont s’additionner et engager une conversation improvisée qui pourrait n’avoir jamais de fin. Parce qu’une telle histoire n’est jamais finie, elle se renouvelle d’elle-même, elle n’est rien d’autre que l’histoire de la vie. Il n’est pas question ici de bavardage, mais de bien de Parole, avec une majuscule, et dans toute la noblesse du mot. Car la parole est avant tout un acte. Les instruments font l’objet d’une captation méticuleuse (coup de chapeau à Maïkol Seminatore et Marwan Danoun), au plus près - j’insiste sur cette qualité parce qu’à l’heure des formats compressés et des choses sonores qu’on impose aux autres avec un sourire crétin dans les transports en commun, tous smartphones dehors, et que d’aucuns, souvent les mêmes d’ailleurs, n’hésitent pas à ranger dans la catégorie des musiques, un tel soin relève, du point de vue (ou plutôt du point d’ouïe) de ces oreilles à jamais engourdies soit de la vanité, soit comme le respect de l’orthographe d’une exigence bourgeoise, soit encore du gaspillage de temps... - parce qu’il s’agit aussi de nous permettre d’accéder, à nous les modestes récepteurs, aux profondeurs d’un voyage de l’intime, nimbé de son mystère et de sa nécessaire part d’infini. Ecoutez le grain délicat du frottement des balais de Didier Lasserre, par exemple sur « Sables » ou « Altermutations : ils sont comme des chuchotements (des confidences ?) au creux de notre oreille, ils paraissent danser avec malice autour de la contrebasse de Benjamin Duboc, droite comme un i, fière de sa prestance, mais jamais menaçante, bien au contraire. Elle veille, chantant ça ou là de son archet pour devenir trait d’union... Le piano d’Henri Roger quant à lui, bien qu’habité de la curiosité et de la vivacité qu’on lui connaît, est somme toute économe de ses notes, pas loin de l’épure : il les délivre avec retenue, comme s’il fallait les souffler avec parcimonie pour ne pas être privé d’un oxygène qui pourrait vite se raréfier. Parole Plongée déroule trois mouvements longs et majestueux, zébrés une seule fois par les urgences d’un quatrième étrangement appelé « Thé ou café » où tout se semble se précipiter : si le titre n’était pas aussi figuratif (mais allez savoir s’il signifie vraiment ce qu’il énonce), on imaginerait volontiers que des plongeurs, au cours de leur longue descente, ont affolé un banc de poissons multicolores et suivent au plus près leurs parcours agités. Mais il ne s’agit là que d’une courte escapade d’à peine plus de trois minutes et la dernière longue étape (les seize minutes de « Ré-Horizontalisé ») nous ramène en douceur à la surface des émotions. Le disque est assez bref (un peu moins de quarante minutes), ce qui pas un seul instant ne suscite la moindre frustration : à peine prend-il fin qu’on se rend compte qu’une main bienveillante a de nouveau mis en route la platine, pour une nouvelle plongée presque en apnée.
Certains diront que Parole Plongée est un disque exigeant : ils ont bien raison ! Jamais le trio ne se laisse aller ni à l’indolence ni à l’exhibition démonstrative ; avec discrétion, il prend le temps de chercher, il invente et finit toujours par trouver les espaces secrets à travers lesquels les instruments peuvent s’insinuer et dessiner, petit à petit, leur mélodie si personnelle. Tout le charme de ce disque intelligent est là, dans sa volonté de nous emporter avec lieu dans les profondeurs d’un imaginaire où il est décidément très bon de se perdre.