Au départ, c’est l’histoire d’un trompettiste, Thomas Mayade, qui m’écrit pour me dire qu’il aimerait me faire écouter le premier album de son groupe Lift. Un disque très logiquement appelé 1st Floor (apprécions de ne pas être emmenés d’emblée au sous-sol) qui - je prends les devants avant que vous ne soyez tenté par un jeu de mots tout aussi bilingue que douteux - ne joue pas une musique d’ascenseur, loin s’en faut. Notez au passage que ce genre de sollicitation peut s’avérer délicate : et si la musique ne me plaisait pas ? Et si je ne savais pas quoi en dire ? Je n’aimerais pas forcément avoir à répondre à la question toujours délicate que je redoute autant que Florent Pagny une déclaration d’impôts : « Tu n’as pas aimé mon disque ? » Certes, j’ai la chance – et je suis honoré - d’être sollicité par des musiciens souvent très talentueux qui me préservent la plupart du temps de cet embarras, mais on peut comprendre que si un silence de ma part a plusieurs explications possibles (pas le temps, pas trouvé un angle d’attaque, manque d’inspiration, pas trop aimé), il n’est jamais simple de répondre : « Ouais, bon, ben, bof... » parce qu’on sollicite votre avis, avec les meilleures intentions du monde.
Je m’égare et je digresse... et je reviens à Lift dont l’identité, sa force me semble-t-il, réside dans l’association–fusion de deux voix, celle très aérienne de la chanteuse Emily Allison et celle tout aussi peu terrienne du bugle de Thomas Mayade. Que celles-ci chantent à l’unisson, comme dans « Sweet Revenge », « 1st Floor », « For All We Know » ou « Clin d’œil » (en fait la quasi totalité des titres de l’album offrent un exemple de cette tendre union), qu’elles se répondent ou que l’une soit le contrepoint de l’autre, ces voix mêlées chantent une musique gracieuse et légère, qu’on se gardera bien de croire superficielle. C’est même tout le contraire : cette légèreté de Lift émane d’une succession de chansons diaphanes composées par le duo - auxquelles on ajoutera deux reprises : « For Jan » de Kenny Wheeler et « For All We Know », popularisée par Nat King Cole ou Dinah Washington - mises en valeur par une interprétation d’une grande justesse, celle d’un groupe aux couleurs de l’Europe : Dorian Dumont (piano) est français, Jérôme Klein (batterie) est luxembourgeois et Lennart Heyndels (contrebasse) est belge. Importante la Belgique, il faut le souligner ! Emily Allison, après des débuts au conservatoire de Lyon, a étudié le jazz à Bruxelles aux côtés de celui qu’elle désigne volontiers comme son mentor, David Linx, et qu’on retrouve à deux reprises sur l’album (« Dreamscape » et « Solstice »). Mayade, lui a cheminé de Chambéry au CNSM de Paris avant de croiser la route de la chanteuse en 2009. Belgique toujours quand le quintet remporte le premier prix du tremplin « Jeune Talent » du Brussels Jazz Marathon en 2011, avant de recevoir l’année suivante une nouvelle récompense au concours de Crest Jazz Vocal. Belgique enfin, qui semble bien être le berceau de Lift.
Lift est une équation, 2+3 (et parfois un peu plus) pour ciseler un jazz subtil, d’une discrète élégance. On l’a compris, ce groupe est une entreprise à prendre au sérieux, c’est un espace préservé des laideurs du monde, un petit monde intime et charmeur où s’épanouissent des mélodies gracieuses (et parfois complexes), dans l’union de deux souffles en harmonie. Et la présence de Christophe Panzani – Hocus Pocus, The Drops, ... - au saxophone et de Sandrine Marchetti au piano ne fait qu’ajouter à l’idée d’enchantement qui nous gagne à l’écoute de l’album : le soprano immisce son propre chant et illumine « Dreamscape », en communion avec la texture voix / bugle ; le piano, quant à lui, amplifie la force poétique et intimiste, presque enfantine, de « Sur le fil (la fille de l’air) ». Et surtout, que cet enchantement ne nous fasse pas oublier que Lift est un vrai quintet, pas seulement un duo accompagné, qui sait élever le rythme de son jeu et monter en puissance à intervalles réguliers, soulevé en cela par une paire épanouie. Ecoutez les trio lâcher ses chevaux pendant le chorus de Thomas Mayade sur « 1st Floor », dans le final de « Sweet Revenge », ou sur « For Jan », juste après une introduction éthérée, rendue brumeuse par les vocalises d’Emily Allison.
Et si j’avais un titre à vous conseiller pour découvrir le monde de Lift, je vous recommanderais « Kaléidoscope », car tout ce qui fait le charme du groupe est là : la voix fugueuse, aérienne et haut perchée d’Emily Allison, une douce montée en tension jusqu’au moment où le bugle de Thomas Mayade (dont toutes les interventions sont concises et d’un lyrisme jamais tapageur) entre dans une danse tournoyante et s’unisse à elle pour raconter une histoire qu’on devine écrite avec ses pleins et déliés de lumière.
Enchantement, oui, voilà le mot qui convient : observez-le bien, ce mot, il a le chant en plein cœur, comme Lift lui-même. Ce premier disque d’un groupe attachant par son humilité est une invitation à ne pas trop nous éloigner de l’ascenseur, histoire d’y remonter prochainement pour grimper au deuxième étage où la vue a toutes chances d’être encore plus belle. 1st Floor est un petit plaisir à déguster avec gourmandise, sans excès de sucrerie.