"Cent ans de deuil littéraire", aurait pu décréter le Président colombien Juan Manuel Santos pour celui qu’il a qualifié sur son compte twitter "du plus grand Colombien de tous les temps". L’homme qui a redonné au roman colombien ses lettres de noblesse, Gabo comme on l’appelait familièrement, s’est éteint à Mexico la semaine dernière, à l’âge de 87 ans. Il laisse derrière lui une œuvre magistrale d’une vingtaine de volumes traduite dans presque toutes les langues et vendue à plus de 50 millions d’exemplaires.
A 20 ans, ce fils de télégraphiste entame des études de droit qu’il délaisse vite pour se consacrer entièrement à la littérature. Jeune journaliste, il publie ses premières nouvelles dès 1947, à l’âge de vingt ans. Ses lectures classiques forgent le romancier qui sommeille en lui. Il commence avec "La Métamorphose" de Kafka. Puis vient le temps de la littérature anglo-saxonne avec Faulkner et ses techniques narratives, ses thèmes historiques et ses localisations provinciales, mais aussi Virginia Woolf et Hemingway. Enfin son séjour à Paris l’amène à s’immerger dans l'œuvre complète de François Rabelais. Entre 1955 et 1962, il publiera une série d'ouvrages aux succès divers: "Des feuilles dans la bourrasque", "Pas de lettre pour le colonel", "Les Funérailles de la Grande Mémé", "La Mala Hora". Ces romans contenaient déjà les embryons de l’univers littéraire qui le caractérisera quelques années plus tard: un mélange de poésie épique et de chroniques ordinaires dans une ambiance surnaturelle. Journaliste et romancier, romancier et journaliste, Gabriel García Márquez restera longtemps tiraillé entre ses deux passions. Le critique littéraire américain Gene H. Bell-Villada écrira de lui "Grâce à ses expériences dans le domaine du journalisme, García Márquez est, de tous les grands auteurs vivants, celui qui est le plus proche de la réalité de tous les jours".
Son véritable succès, il le rencontre en 1967 avec la publication de son roman "Cent ans de solitude" vendu à plus de 30 millions d’exemplaires dans le monde. Le succès de ce livre en particulier l’étonnera toujours. Il l’attribuera à la lecture facile d’un récit qui enchaîne des aventures fabuleuses, à la fois magiques et imprégnées de réel. Il ne manquera pas, non plus, d’ironiser sur les interprétations de sa fable: "La plupart des critiques ne réalisent pas qu'un roman comme Cent ans de solitude est un peu une blague, pleine de clins d'œil à mes proches" ajoutant qu’en décodant le livre, "ils prennent le risque de se couvrir de ridicule".
Une histoire entre mythe et réalité pour la plus haute distinction littéraire
"Le plus grand roman écrit en langue espagnole depuis Don Quichotte"selon le poète chilien Pablo Neruda, déploie une épopée familiale sur fond de satire sociale et biblique, un récit enlevé, pittoresque, poétique mais aussi politique. L’histoire, c’est celle de la fondation, de la grandeur et de la décadence de Macondo, petit village imaginaire d’Amérique du Sud, et de la saga d’une famille condamnée à cent ans de solitude sur six générations par une prophétie gitane. Cent ans pour vivre les évènements marquants de l’histoire colombienne, entre 1850 et 1950: l’industrialisation, l’arrivée du chemin de fer, les guerres civiles qui frappent le pays au tournant du XXe siècle ou encore la sanglante répression de milliers de grévistes connue sous le nom de "massacre des bananeraies". Mais les similitudes avec l’histoire s’arrêtent là. Le fantastique prend le relai avec la présence de la magie qui donne au récit une dimension légendaire et mythique: lévitations, prophétie, spectres, chambres abandonnées préservées de la poussière ou bien déluge final sont au cœur de ce roman cyclique où les mythes engendrent les hommes qui à leur tour engendrent des mythes. Le lecteur s’y perd d’ailleurs rapidement: les mêmes noms, caractères, inclinaisons, folies ou destins se transmettent de générations en générations dans une boucle infernale. C’est ce que l’on appelle le réalisme magique, un courant artistique et littéraire qui introduit des éléments magiques, merveilleux et surnaturels dans un récit dont le cadre historique et géographique est avéré. Quand Gabo mélange histoire et légendes, le fantastique devient réalité aux yeux du narrateur, comme cet enfant né avec une queue de cochon ou cet homme pourchassé par un essaim de papillons jaunes.
Son chef d’œuvre lui vaut le prix Nobel de littérature en 1982 et vient récompenser la création de ce genre nouveau qui poétise le réel par l’imaginaire. Pour le romancier brésilien Paulo Coelho, García Márquez "a brisé le mur entre la réalité et la fantaisie, ouvrant la voie à toute une génération d'écrivains sud-américains". Et Jean-Michel Blanquer, président de l'Institut des Amériques et spécialiste de la Colombie interrogé par le Figaro, de rajouter "le prix Nobel en 1982, c'est la reconnaissance d'un mouvement collectif qui dure depuis une trentaine d'années". Mais solitaire et angoissé, l’écrivain colombien qui fuit les apparitions publiques dira à sa femme Mercedes, en apprenant la nouvelle par téléphone: "je suis baisé"!
L’œuvre la plus intime de García Márquez
Comme une confession d’écrivain, Gabriel García Márquez a puisé le sel de son œuvre dans ses souvenirs les plus intimes, héritages de son enfance et de sa terre natale, autour d’un imaginaire extrêmement fécond. Ainsi Macondo est en réalité Aracataca, le village d’origine de Gabo qui y a vécu jusqu’à ses huit ans. Le "massacre des bananeraies" a, quant à lui, très tôt marqué la conscience politique de l’écrivain, forgée par un grand-père qui lui-même faisait partie des personnalités colombiennes à s'être élevées contre cette sanglante répression. Quant à la magie, elle est à mettre en rapport avec sa grand-mère qui lui a transmis le culte du surnaturel au travers des histoires de revenants et de sorcières qu’elle lui contait toutes les nuits. Gabriel García Márquez nous raconte son histoire comme un conteur au coin du feu nous parlerait de l'origine du monde. Le style est simple, le récit enjoué et pimenté d'anecdotes loufoques. On y sent l’influence rabelaisienne avec un humour, issu de la juxtaposition de situations sérieuses et de situations burlesques, omniprésent. Mais son roman est aussi hanté par la solitude. Ce mot qui d’ailleurs servira de fil rouge à son discours de Stockholm lors de la cérémonie de réception du Nobel de littérature, intitulé "La soledad de America latina" (la solitude de l'Amérique latine). Garcia Marquez n'aura de cesse de discourir sur la solitude et sur la mort qui l’obsédait depuis la déclaration de son cancer lymphatique en 1999: dans ce roman comme dans "Les Funérailles de la Grande Mémé", "L'Automne du patriarche" ou "Chronique d'une mort annoncée". Gabo regrettait de constater que son passage dans l’au-delà serait la seule expérience qu’il ne pourrait pas raconter.
La vidéo ci-dessousest un véritable petit bijou qui décrypte de manière simple et divertissante le roman phare de Gabriel García Márquez. C’est frais et amusant à regarder.