Lorsque le livre "Wolves : Behavior, Ecology, And Conservation" de Luigi David Mech et Luigi Boitanni a été publié en 2003, il a très vite été considéré comme une référence sur le loup, pour tous les scientifiques.
Il n'existe pas encore de version française de ce livre mais loup.org en propose de larges extraits en français. Ici. Voici la conclusion...
Dans les vastes espaces de la toundra arctique ou dans le désert arabique, dans la périphérie des villes européennes ou dans la sécurité d’un parc national américain, sur les terrains pauvres de l’Inde ou dans les montagnes de la riche Norvège, les loups attirent toujours l’attention des hommes.
Les loups sont un élément important de nombreux écosystèmes et sont souvent considérés comme des créatures charismatiques dans la plupart des cultures humaines. Ils polarisent l’opinion publique et sont, de ce fait, un sujet récurrent. Si nous regardons seulement 60 ans en arrière la première monographie de Young et Goldman (1944) ou encore, il y a seulement 30 ans, l’étude faite par D. Mech (1970), nous constatons qu’à la fois, la connaissance scientifique du loup et les comportements humains envers lui se sont considérablement améliorés. Le loup en a bénéficié, il est devenu un protagoniste et un symbole de la façon dont la société occidentale perçoit aujourd’hui la nature et sa préservation. Cependant, une grande part de cette amélioration et à mettre en parallèle avec la distance croissante qui existe entre la perception urbaine et la perception rurale de l’environnement, la plupart des changements d’opinion s’opérant dans la population urbaine.
Ces changements ont été utiles en renversant certaines tendances négatives de la conservation telles que le déclin général de la faune ou la disparition de certaines petites populations dérangeantes de loups. Ils ont cependant conduit à une idéalisation de la nature et ont probablement participé à fausser la perception et le dynamisme de son fonctionnement. Pour résumer cette tendance par rapport aux loups, plus de gens en sont devenus partisans mais le nombre de ceux qui comprennent son contexte écologique a diminué. De l’excès d’un loup identifié néfaste qu’il faut tuer, nous sommes passés à l’excès d’une surprotection revendiquée. Nous sommes maintenant face au difficile défi de réorienter le soutien pour la conservation vers une perception plus rationnelle et contextuelle dans laquelle le loup, mais également les intérêts légitimes de l’homme, doivent être pris en compte.
Après des décennies de luttes et de plaidoyers pour la conservation du loup qui ont conduit à la mise en place de nombreux plans de reconquête, et autant de mesures de protection, il est maintenant nécessaire de commencer à défendre l’idée d’un compromis entre les intérêts humains et les intérêts de l’animal. La recherche scientifique joue un rôle particulier dans ce processus car elle offre une base commune, rationnelle et solide. Cependant, les efforts de cette recherche et les moyens dont elle bénéficie pour la gestion et la conservation présentent deux handicaps : d’une part, la majorité de ces efforts nous vient essentiellement d’Amérique du Nord et n’est pas forcément transposable partout ; d’autre part, en Europe, nous avons vu se mettre en place des actions de gestion prises sans aucune considération appropriée aux données existantes et manquer ainsi une précieuse opportunité d’éloigner la conservation d’une confrontation entre des groupes de pressions opposés.
Nous avons besoin de trouver d’autres moyens plus efficaces pour aider ceux qui ont à prendre les décisions politiques à s’informer des données disponibles puis à orienter leurs choix de gestion vers des compromis acceptables par tous. Au sens le plus large, la société humaine sera bénéficiaire d’une utilisation accrue et d’une plus grande familiarisation avec les données scientifiques, particulièrement au sujet du loup qui a été tout autant idéalisé que mal compris comme peu d’autres espèces l’ont été.
Dans les chapitres précédents, nous avons débattu des raisons historiques de poursuivre le combat de la conservation et de la gestion des populations de loups ainsi que de la reconnaissance de leur extraordinaire capacité d’adaptation biologique et écologique. Malgré une quantité remarquable de données scientifiques disponibles et une bibliographie dense d’études et de comptes rendus des problèmes de gestion posés, il est toujours aussi difficile de définir des orientations générales sur la meilleure façon de gérer des conflits d’intérêts. La seule conclusion que l’on pourrait en tirer c’est que chaque cas est unique et particulier.
Nous, et beaucoup de nos collègues dans le monde, avons été impliqués pendant des années dans la gestion du loup, et chaque fois, ce fut une histoire différente, une combinaison locale unique des comportements humains face à l’écologie de l’animal. Pas plus qu’il n’existe une solution unique présentable à chaque cas particulier, il n’existe pas non plus de recette spécifique pouvant conduire à une solution. Le loup a prouvé depuis longtemps qu’il était un défi permanent et obstiné pour les responsables des décisions politiques, partout et de tout temps ; la raison principale n’étant pas tant la somme des conflits que le fort niveau d’émotion présent dans toutes les confrontations.
Les difficultés rencontrées pour naviguer entre les nombreuses positions des investisseurs, des militants, de l’opinion publique ainsi que des responsables politiques ont été débattues ailleurs. Cependant, comme nous sommes arrivés à un stade réussi de la gestion du loup dans laquelle des petites populations ont été restaurées et de nouvelles établies, nous pouvons peut-être nous servir de ces expériences pour rechercher une base commune définissant l’avenir de cette gestion. Si l’Amérique du Nord peut revendiquer les meilleures bases de données, l’Europe et l’Asie nous offrent des exemples vivants de la facilité avec laquelle des populations de loups réussissent à se développer à proximité des zones à forte densité humaine. Le besoin existe aujourd’hui de revoir la philosophie de la conservation pour ces prochaines décennies. Si la guerre était plus ou moins justifiée dans le passé pour renverser les tendances négatives de la conservation, nous avons à trouver pour l’avenir la stratégie d’un nouveau mode de coexistence entre hommes et loups.
Le premier point de cette stratégie devra être la remise en cause du vieux préjugé que les loups ont essentiellement besoin de la vie sauvage pour vivre. Naturellement, dans les zones d’une écologie idéale, les loups sont exposés à l’éventail complet des conditions naturelles libres de toute influence humaine. Ces territoires doivent rester la composante essentielle d’une plus large stratégie de conservation, mais le concept que la survie des loups ne passe que par l’existence de ces vastes territoires est dépassé. Si les loups se débrouillent très bien dans ces espaces sauvages, ils sont aussi capables de vivre à proximité de terrains agricoles surpeuplés, à la périphérie des agglomérations. L’idée que les loups vivant dans ces conditions écologiques différentes ont une vie dégradée est anthropocentrique et le produit d’une vision stéréotypée de la nature. Ce concept est d’ailleurs souvent utilisé pour justifier l’éloignement des loups des régions habitées comme pour les sauver d’une vie dégénérée mais en fait, il tend à empêcher les loups d’exploiter une autre niche écologique.
En second lieu, nous avons besoin d’accepter tout à fait que les loups et les hommes puissent vivre une coexistence intégrée sur un même territoire plutôt que d’avoir à être séparés pour toujours dans des zones attribuées aux uns et aux autres. De nombreux exemples de loups vivant dans des environnements à usages multiples peuvent être trouvés au travers de presque tous leurs territoires d’action en Europe, au Moyen Orient, en Asie et même en Amérique du Nord. Des solutions locales appropriées pour conserver l’intégration dans des limites supportables doivent certes être trouvées, mais une stratégie générale doit être maintenue, du moins dans les endroits autres que les grands espaces sauvages, dont la préservation face à l’envahissante présence humaine peut bien être la seule option que nous ayons pour l’avenir du loup, et de beaucoup d’autres espèces d’ailleurs.
Troisièmement, nous avons besoin d’une évolution de notre modèle de conservation à long terme en l’orientant d’un succès mesuré en terme de nombre de loups vers la réussite d’une expansion des territoires. Demander que la population de loups soit autorisée à s’accroître n’est pas seulement un but erroné de la conservation mais également une tactique qui va à son encontre et un échec à court terme.
Il est stratégiquement préférable de promouvoir l’expansion du territoire d’action des loups et d’accepter la réduction des conflits par une élimination planifiée et contrôlée plutôt que par un braconnage non contrôlé. La protection totale des loups vivant à proximité d’installations humaines conduit plus ou moins tardivement à un surplus de loups tués, légalement ou non. S’opposer au fait de tuer des loups implique d’accepter que tous les loups seront probablement éloignés de ces territoires alors qu’accepter un certain contrôle leur permettra d’avoir de plus grands espaces (Mech-1995). Cette vision nécessite une évolution dans la manière dont les loups sont perçus par les gens qui considèrent chaque loup comme un symbole de la bataille pour la conservation ou comme un animal ayant des droits spéciaux parmi toutes les autres espèces.
Quatrièmement, nous aurons à faire un effort supplémentaire à tous les niveaux de la gestion pour garder l’objectivité des données scientifiques séparée de nos liens émotionnels envers les loups. Trop souvent, les confrontations mélangent les deux. Certes, les deux aspects sont importants mais ils appartiennent à deux étapes différentes du processus de négociations qui conduit aux décisions finales. Les scientifiques sont particulièrement ombrageux sur cette question car ils sentent qu’ils pourraient souvent perdre leur crédibilité s’ils agissaient également comme des avocats de la conservation. Or, ils sont moralement obligés d’être ces avocats pour la conservation de l’espèce qu’ils sont en train d’étudier (Bekoff-2001), leur connaissance de l’écologie et leur entraînement au sens critique font d’eux une force irremplaçable pour informer et faciliter les décisions des autres participants. En défendant la conservation, ils doivent continuellement s’évertuer à séparer leurs sentiments de leur recherche et de leur connaissance objective.
Enfin, cinquième et dernier point de la stratégie pour affirmer que les méthodes de gestion devraient être indépendantes de la prospérité de la société. Le résultat de la conservation ne peut pas en effet dépendre de la somme d’argent qu’un pays est disposé à verser pour soutenir une action envers les loups mais doit être la réponse à une acceptation philosophique de la coexistence homme/loup. La récente reconquête territoriale de plusieurs populations de loups en Europe et en Amérique du Nord a apporté une grande variété de réponses au niveau local. Chaque type de société a son propre éventail de moyens techniques et culturels pour mener à terme une gestion rationnelle et peut opter pour des méthodes traditionnelles et modernes dans le but de diminuer le préjudice causé en même temps qu’accroître le niveau de tolérance envers ce préjudice, et donc envers les loups. Pourtant, quelle que soit la réussite de ces stratégies, elle dépendra plus souvent des facteurs sociaux et politiques que des moyens techniques. La conservation du loup a trop souvent tendance à mettre l’accent sur la seule gestion sans s’intéresser aussi au reste de l’environnement dans lequel il vit. Or, elle serait sans doute mieux réalisée dans une approche holistique (globale) des autres composantes de l’écosystème plutôt qu’en tant que population isolée d’une espèce spécifique.
Le défi de la conservation du loup auquel nous aurons à faire face dans les prochaines décennies sera de revoir les manières de faire accepter les efforts à produire pour la réaliser. Dans un passé récent, le loup a été labellisé comme étant l’emblème d’une espèce, un symbole de la protection, un indicateur de la vie sauvage ou encore comme la clé de voûte de l’écologie pour les plus radicaux.
Certains des auteurs des chapitres précédents ne sont pas d’accord entre eux mais nous pensons malgré tout que les arguments avancés ne desservent aucune de ces représentations (Linnel-2000). Une espèce emblématique est généralement une attraction pour une large public or, le loup n’est pas le bienvenu partout. A quelques exceptions près, le monde rural le rejette et s’oppose à sa présence, aussi apparaît-il comme symbole de poids dans les mouvements écologistes dans la société d’abondance urbaine qui contient beaucoup de groupes de pression.
Les loups ne sont en aucune façon une espèce modèle (c’est à dire une espèce située généralement en haut de la pyramide écologique dont la conservation entretient nécessairement celles du reste de la chaîne) en ce sens qu’ils peuvent très bien vivre d’une variété de ressources alimentaires et dans des zones appauvries en proies. Ils ne sont pas non plus essentiels pour la présence d’autres espèces (les populations d’herbivores sont florissantes sur des territoires dépourvus de loups). Et, étant trop généralistes, ils ne sont pas nécessairement de bons indicateurs de la qualité de l’habitat ni de la présence écologique d’une chaîne trophique parfaite.
Les « étiquettes » appliquées ci-dessus au loup ont été très utiles dans de nombreuses circonstances pour contribuer significativement à la reconquête de nouveaux territoires dans le monde. Elles le seront encore à l’avenir mais il faudra être conscient qu’elles sont des « raccourcis favorables » à tendance émotionnelle forte ne concernant qu’une part de la population mondiale. Dans un avenir proche, quand le problème principal de la conservation ne sera plus qu’affaire de gestion des petites populations plus proches de nous, nous aurons besoin d’abandonner momentanément l’utilisation de labels inappropriés et de nous tourner vers des concepts plus substantiels et des solutions plus pragmatiques.
Une telle approche sera particulièrement sensible lorsqu’il s’agira de présenter l’utilisation de moyens de contrôle aussi impopulaires que le zonage, le délistage des listes protectionnistes ou le contrôle létal des populations. Nous aurons alors besoin de changer les valeurs, les stratégies et les techniques de la conservation en proposant l’utilisation de différents mécanismes pour la résolution des conflits et les prises de décision. Les échelles spatiales et temporelles avec lesquelles nous avons pris en compte les actions de conservation dans ces trente dernières années ont besoin maintenant d’être étendues à des stratégies incorporées dans le long terme. Les réponses rapides données pour renverser les tendances négatives à des niveaux locaux devront être remplacées par des efforts attentionnés qui s’étendent aujourd’hui bien au-delà des frontières nationales.
Si nous renonçons à utiliser les anciennes symboliques du loup, nous pourrons repartir sur les bases réelles de sa conservation que sont la compréhension de sa biologie et l’acceptation de cette créature pour son esthétique intrinsèque et ses valeurs éthiques, même si cela signifie une certaine tolérance pour certains conflits inévitables.
Nous espérons que ce document participera à façonner cette nouvelle attitude envers le loup.
Luigi Boitani et Luigi Mech
Commentaires de la Buvette des Alpages
Les positions de Luigi Boitani sont un très bon exemple de la vision écocentrique des rapports homme/nature. "La vision écocentrique est holiste, elle s’oppose à une vision individualiste qui n’attribue de réalité qu’aux organismes individuels isolés et oublie leur intégration dans le milieu global (vision biocentriste). Tous les organismes étant membres d’un tout, reliés entre eux, ils ont la même valeur intrinsèque. Tous les éléments dans la nature sont donc interdépendants et il n’y a pas de coupure entre l’humain et la nature." (Source) L'homme (humaniste) n'est pas au dessus de la nature comme dans la vision anthropocentrique, et la Nature n'est pas au dessus de l'homme (destructeur) comme dans la vision biocentrique.
La vision écocentrique s’appuie sur les connaissances de l’écologie scientifique et sur une tradition qui lie l’humain à la nature par l’art et les sentiments. Les lois de la nature deviennent des règles éthiques pour réguler les décisions humaines sur la nature. Et la beauté ou l’équilibre de la nature indiquent ce qu’il convient de faire et de ne pas faire.
Rappelons que pour Nicole Huybens, "Les trois visions (anthropocentrique, biocentrique et écocentrique) ont toutes des qualités et des défauts :
- La vision anthropocentrique a permis le fabuleux développement de l’espèce humaine (+) et toutes les dérives et catastrophes que les environnementalistes dénoncent (-).
- La vision biocentrique montre le caractère sacré de toute vie (+) , mais nie à l’humain une place spécifique dans la nature (-).
- La vision écocentrique introduit de la complexité et rétablit des liens entre l’humain et la nature (+), mais elle est anachronique dans une société scientifique, technique, de droit et où les lois de la nature sont transgressées (agriculture, médecine, métallurgie, génie génétique…) depuis des millénaires (-)... et pas toujours pour le pire."
Cette psychosocilogue, propose une nouvelle vision « multicentrique », peu naturelle parce qu'elle sort du cadre et demande une sérieuse prise de recul par rapport à notre position personnelle. Cette quatrième voie, proposée aux écoconseillers appelés à gérer des controverses environnementales est une vision complexe de la relation homme - nature, qui intègre des antagonismes et des contradictions dans un cadre qui permet d’envisager leur complémentarité.
Sans cette prise de recul, quelque soit notre position personnelle, nous entretenons la controverse. Callon écrit1:
«Tous les acteurs sont calculateurs, cyniques, machiavéliques». Chaque groupe d’acteurs met en place des actions pour informer, éduquer, faire pression, convaincre, influencer, obliger. Il n'est pas besoin de comprendre le point de vue des autres puisqu’il s’agit de les faire changer d’avis en utilisant influences et pressions. Mais l’argumentation se heurte à la crédibilté des sources : si la source est discréditée, elle est considérée comme “de mauvaise foi” et tous ses messages ne sont que mensonges et manipulations. Il s’agit d’un cercle vicieux dans lequel la controverse s’alimente. Plus les acteurs argumentent, plus ils renforcent les autres dans leurs convictions. A chaque argument une réponse, une réponse à la réponse, etc. C’est sans fin et cela alimente les forums pendant des années. »
Exemple? Les derniers propos de Lynda Brook: "La chance m'a fait connaître des scientifiques (...), de grands scientifiques en Scandinavie et aux USA, au Canada et en Russie. Nous avons décidé de créer un panel de scientifiques émérites, une crédibilité scientifique au service des éleveurs et du grand public. (...) Il faut des scientifiques (NDLB : les bons, les nôtres) pour casser l'aura totalitaire dont les scientifiques (NDLB : les mauvais, les autres) se sont entourés pour faire ascendance sur la population et servir leur cause – leur commerce. Pour démonter les mensonges, dénoncer les manipulations, pointer du doigt les abus."
Noir ou blanc. C’est la simplification qui est à l’origine des controverses. Une solution simple n’était simplement pas une solution. D’où la proposition d’une quatrième voie : la vision multicentrique.
(1) Michel Callon, Yannick Barthe, Pierre Lascoumes, Agir dans un monde incertain: Essai sur la démocratie technique. Points Essais.
(2) Il est également possible de relier les 9 points avec 3 traits seulement... (ici)