L'histoire gratuite de ce lundi est issue du recueil de space opera (SF) Les Explorateurs, réédité en 2011. Elle restera une semaine sur ce blog avant de disparaître. Vous pouvez vous procurer le recueil complet sous format ebook et papier sur Amazon, ou sous format ebook sur Apple, Kobo et la Fnac. Et si vous habitez dans la région parisienne et que vous souhaitez vous procurer un exemplaire dédicacé du recueil, bien sûr, vous pouvez vous rendre à l'une des séances de dédicace indiquées sur la colonne de droite de ce blog.
En certaine période de l’année, la petite planète Segrelem se trouve presque à équidistance d’Henim, la géante rouge en perpétuelle fusion, et de Benax, l’étoile bleue dont les rayons miroitants n’apportent qu’une faible tiédeur. Dans cette sorte de duel que se livrent ces deux encombrants parents pour s’approprier la garde du petit, Henim finit invariablement par l’emporter, Benax ne pouvant rivaliser avec sa masse et son pouvoir d’attraction. Segrelem serait-elle trop proche de la périphérie d’Henim, son destin serait de s’en rapprocher toujours plus. En quelques millions d’années la structure planétaire se déformerait selon les caprices de la gravitation et des volcans naissants, pour finalement s’embraser et se désintégrer au contact de l’étoile.
Cependant, aussi disproportionnés que puissent paraître les rapports de force à première vue, la position de Segrelem garantit sa stabilité au cours du prochain milliard d’années. Nul volcan ne s’y est formé, nulle éruption ne s’y manifeste. A l’époque du récit, seuls les vents gravitationnels venaient rejouer à la surface le conflit opposant les deux titans, composant avec les sables omniprésents un florilège de tourbillons de particules ocre. Des grains si fins et légers que pris isolément, ils semblent pour ainsi dire dépourvus de substance.
Un étranger doté du sens de l’esthétique ne manquerait pas d’être saisi par l’âpre beauté du décor, fasciné par les convulsions internes d’Henim, ébloui par les feux bleutés de Benax. Le mariage entre l’écarlate et l’azur des rayons unis par la frêle atmosphère conférait aux maelströms chevauchant les dunes un relief en perpétuelle transmutation. D’éphémères vagues donnaient le sentiment de surgir du sol avant de s’abattre en pluie. Des colonnes tournoyantes se télescopaient, se repoussaient puis s’effondraient sur elles-mêmes. Des amas de particules en suspension, déchirés entre plusieurs courants contradictoires, cessaient d’exister.
Parfois les nuées retombaient et tout s’immobilisait. Dans un calme surnaturel, les dunes se figeaient comme si jamais plus elles ne devaient changer d’aspect. Quand des remous survenaient alors, c’était juste sous la surface, de manière presque imperceptible. Ces mouvements n’étaient pas dus à une quelconque caractéristique géologique mais bien à la présence de vie sous-jacente. Une forme de vie à la fois unique et divisée en des millions de composants. Car au sein des profondeurs insondables de Segrelem, lovée autour du noyau de la planète, une gigantesque entité appelée Multiscient a créé les plasmodes, émanations conscientes et intelligentes parcourant les étendues souterraines.
L’un de ces plasmodes se dirigeait vers la surface. Protégé par une fine carapace translucide, il se déplaçait avec aisance grâce à la faible densité des couches sédimentaires alliée aux propriétés volatiles de leurs atomes. Ses deux larges nageoires pectorales étaient garnies de longs cils sensitifs. Soudain il interrompit sa progression et, déployant les nageoires tout en se positionnant à la verticale, attendit. Il avait détecté dans le lointain un rift. Quand l’immense vague le rejoignit, il se laissa porter en avant, gagnant de la vitesse et accomplissant en quelques minutes plus de kilomètres qu’il n’aurait pu en parcourir en une journée par ses propres moyens.
C’était un jour particulier pour ce plasmode car son cycle de conscience s’achevait. Tous ses instincts le lui soufflaient, le temps de la métempsycose approchait. Au cours de sa période d’activité il avait fidèlement servi le Multiscient. Partageant en permanence un lien télépathique avec l’entité, il l’avait informé des millions d’infinitésimales variations de la composition des particules de sable, de la nature du double rayonnement stellaire, des vents gravitationnels et de leur influence sur le relief des dunes, des changements climatiques, de mille choses encore. En somme il avait participé avec le concours des autres plasmodes à la mise à jour en temps réel d’une incommensurable base de données relative à Segrelem et son environnement.
A trois reprises il avait rendu compte de l’impact de météorites et contribué à leur assimilation progressive au sein de la couche sédimentaire.
Son action ne s’était d’ailleurs pas confinée à cela. En frôlant les objets stellaires à l’aide de ses longs cils, il avait fait sien l’étonnant pouvoir d’intuition du Multiscient. Le plasmode avait retracé en quelques instants l’histoire de ces météorites et analysé une partie des composants chimiques de la nébuleuse et des deux comètes dont elles étaient issues.
Eût-il été capable d’émotion peut-être aurait-il ressenti une certaine nostalgie, voire l’équivalent d’un serrement de cœur à l’évocation de ces souvenirs des plus grands accomplissements de son cycle. Tel n’était pas le cas.
Quand le moment fut échu il se sépara de sa coquille, délaissant ce faisant sa mémoire et tout ce qui avait jusque-là constitué son identité. Le plasmode se trouvait maintenant sous sa forme la plus fragile et vulnérable. Il ne pouvait survivre plus de quelques heures, c’est pourquoi il s’était auparavant rapproché de plusieurs carapaces vides, sans chercher cependant à les analyser à distance car une barrière inconsciente le lui interdisait. Seul le hasard devait présider au renouvellement du cycle.
Guidé par l’instinct, il nagea vers la plus proche, masse terne repliée sur elle-même. Il se glissa à l’intérieur pour s’y rouler en boule. Alors commença la Régénération. La coquille qu’il avait investie avait appartenu à un autre plasmode, les souvenirs de cet alter ego étaient encore présents en elle. Tandis qu’il les intégrait peu à peu à sa conscience, par un complexe procédé les cellules de son corps envoyaient à sa nouvelle enveloppe les signaux nécessaires à sa régénération. Durant les jours suivants la maturation se prolongea. Lorsqu’elle arriva à son terme, la carapace avait recouvré lustre et vitalité, le plasmode avait acquis une identité neuve et chacun de ses organismes cellulaires avait rajeuni.
Quelque temps plus tard, le plasmode se vit confier une mission pour le moins inhabituelle. Réagissant à l’impulsion du Multiscient, il se porta en un point précis à moins d’une demi-journée de nage. Un vaisseau, assemblage primitif d’atomes et de molécules, venait de se poser. Pour cela il avait eu recours à un densifieur gravitationnel, agglomérant – au prix d’une dépense d’énergie que le plasmode jugea très excessive – un socle de sable. Il balayait les alentours de rayons de détection également rudimentaires, auxquels le plasmode se déroba en neutralisant sa propre biosignature.
Conformément aux instructions, ce dernier s’approcha de la surface et de la périphérie du cube solidifié, afin d’être en mesure d’utiliser certaines de ses capacités sensorielles.
La meilleure manière d’analyser un objet pour un plasmode consiste à l’effleurer de ses cils, cependant le bloc aggloméré barrait le passage pour le moment. Sa seule alternative reposait sur ses deux antennes frontales, qu’il pointa hors du sable. Elles donneraient des résultats moins détaillés mais il faudrait s’en contenter. Le plasmode balaya le vaisseau de biosignaux quasiment indétectables. L’appareil appartenait à des êtres humains, deux bipèdes dont la présence était nettement perceptible. Vêtus d’un scaphandre et armés de bâtons énergétiques, ils se tenaient non loin.
Le Multiscient voulut aussitôt s’informer de leurs intentions : il ne s’agissait pas de la première confrontation avec cette espèce, toutefois jusqu’à présent le dialogue avait été impossible. Un plasmode avait été enlevé à l’occasion du deuxième contact, amoindrissant irrémédiablement le champ de conscience du Multiscient – il avait créé ses émanations une fois pour toutes et ne pouvait les remplacer.
Désireux quant à lui d’en savoir davantage sur cette espèce, le plasmode puisa dans les prodigieuses connaissances du Multiscient tout en livrant ce qu’il fut capable de recueillir à distance. Des capacités d’absorption hors norme lui permirent d’apprendre en un instant la langue, l’histoire et une partie de la culture des Humains. L’assimilation s’accompagnait de compréhension, laquelle rendait plus claires les informations que le plasmode soustrayait des banques de données telles la désignation des deux individus, leur planète mère, le type de vaisseau et ses caractéristiques, etc.
Une curieuse espèce que ces Humains. Leur monde d’origine et eux-mêmes étaient tributaires de ce qu’ils appelaient les lois de la nature. Pour le plasmode, qui jamais n’avait connu la faim ni l’appétit de reproduction et ne subissait guère les contingences du sommeil, ces règles qui gouvernaient le règne animal et humain ressemblaient fort à des contraintes. Et même pour tout dire, à du stress, état réactionnel de l’organisme soumis à une agression. Animaux et humains étaient stressés par le fait de devoir s’alimenter, se reproduire ou trouver un abri leur permettant d’échapper aux aléas climatiques. La mort était un stress supplémentaire pour eux. Le plasmode apprit que les humains en particulier se libéraient de leurs tensions à l’aide de ce qu’ils dénommaient « humour » et « divertissement », toutefois ces inventions lui semblaient pour le moins abstraites.
L’évolution de ces bipèdes était intéressante. Dans un lointain passé ils avaient été la proie de formes de vie plus dangereuses et en apparence mieux armées pour les combattre. Puis, les rôles s’étaient inversés… mais le processus dans son intégralité avait conditionné leur développement. En s’inventant une culture, des règlements et une philosophie, ils avaient donné un nom au concept dont ils étaient sortis vainqueurs, l’appelant « droit du plus fort » ou « loi de la jungle ». Le plus fort, mais aussi le plus rusé et le plus opportuniste avait droit de vie et de mort sur les plus faibles. A cela, les philosophes avaient opposé « droit naturel » (fondé sur la supposée supériorité de l’homme) et « droit positif » (ensemble des lois de l’Etat). Ainsi les Humains avaient-ils cru pouvoir s’élever au-dessus de leur condition animale.
Leur capacité à se jeter de la poudre aux yeux paraissait d’autant plus étonnante au plasmode qu’il avait des difficultés à appréhender le concept d’émotion et d’émotivité. Toujours est-il que leur évolution démontrait que bien loin d’échapper aux décrets de la nature, ils s’étaient inscrits dans son cycle. Non contents de transférer les notions antiques de faim, reproduction, territoire, position au sein du clan et droit du plus fort sous les formes plus élaborées et policées de richesse, apparence et séduction, pouvoir et système économique, ils avaient inventé de nouveaux stress ou avaient accentué les anciens : cela s’appelait, entre autres, course à la performance – dès le plus jeune âge, la pression exercée sur les individus était difficilement compréhensible sachant que leurs géniteurs avaient conscience des retombées autodestructrices – course au logement et recherche d’emploi. Usant du prétexte du « bien pour le plus grand nombre », ils avaient créé de toutes pièces des enclaves. Ceux qui ne s’y assujettissaient pas, ils les nommaient « loqueteux », « gueux », « mendiants », « miséreux », « bannis », « déshérités », « marginaux », « sans domicile fixe » ou « déviants ».
Leurs tentatives pour canaliser leurs pulsions et se « civiliser » avaient cependant rencontré un certain succès, le plasmode devait le reconnaître. A force d’erreurs et de tâtonnements, mais également de remises en cause, leur système judiciaire s’était amélioré. Sous l’influence d’individus ou de groupes d’individus visionnaires, ils avaient peu à peu dessiné les contours d’un avenir idéal. Mais quelles barbaries et régressions par ailleurs, comme ils retombaient pesamment dans la gangue dont ils étaient issus ! Leur quête d’absolu les menait aussi bien vers les plus hauts sommets que vers les plus profonds abîmes. Que leur conception du progrès de la science implique une remise en question permanente des acquis était une chose. Encore devaient-ils respecter ce qu’ils étaient et avancer avec subtilité. La nature les gouvernait – leur propre nature comme les contingences extérieures – et tant qu’ils croiraient qu’ils pouvaient évoluer contre elle et non avec elle, ils ne feraient qu’augmenter leur stress.
L’afflux d’informations chez le plasmode était tel qu’il avait l’impression que chaque cellule de son corps était portée à incandescence, aussi cessa-t-il sur-le-champ d’extraire des données du Multiscient.
***
« Tu as bien enclenché la fonction paralyseur de ton bâton ? demanda Reith O’Neill à son compagnon. Le gars du Comité d’Exobiologie m’a raconté qu’ils avaient divisé la prime par deux à d’autres Chasseurs parce qu’ils leur avaient apporté l’un de ces machins alien en trop mauvais état.
— T’inquiètes c’est fait. De toute façon si l’un de ces pseudo scientifiques s’amuse à vouloir me rouler, il entendra causer d’Alistair Symes (le corpulent bonhomme tapota de la main son arme). Je n’ai pas parcouru quinze années-lumières pour des fraises.
— Ouais. Tu parles d’une galère, d’arriver jusqu’ici ! Juste avant d’atterrir j’ai cru que les boucliers anti-radiation allaient lâcher.
— C’est sûr, on peut pas dire que le coin soit accueillant. Un grand désert de sable qui n’est même pas du sable…
— …coincé entre le marteau et l’enclume, compléta Reith. En tout cas on a intérêt à faire gaffe.
— Tu penses à ces vaisseaux qui sont venus ici et dont on n’a plus de nouvelles ?
— Ouais.
— Leurs boucliers étaient peut-être moins costauds que les nôtres. Ou alors ils ont trouvé ce qu’ils cherchaient, l’ont revendu en secret à des rivaux du Comité qui leur offraient plus de pognon et se sont fait oublier. Paraît que pour être peinard faut vivre caché.
— Possible (Reith consulta son omnicomp). Pour l’instant, les détecteurs ne relèvent toujours aucune activité. Plutôt mauvais signe, je dirais.
— Mmm… Je serais toi je me fierais pas entièrement à ces trucs-là. Rien ne vaut l’instinct du chasseur. Tu n’es jamais allé sur Chrysalin ?
— Euh… non pourquoi ?
— Si tu y étais allé tu saur… bordel ! »
Les yeux d’Alistair s’étaient fixés sur un point juste à la périphérie du socle. Si la chose n’avait pas bougé, il ne l’aurait pas aperçue tant la couleur de ses antennes se confondait avec l’environnement. Le scaphandre d’Alistair limitait sa liberté de mouvement, c’est pourquoi il procéda avec précaution, abaissant lentement l’extrémité de son bâton vers sa cible.
Reith le contemplait en retenant son souffle. Il ne voyait pas ce que son compagnon visait mais du moment que c’était quelque part dans le sable, cela ne pouvait pas faire de mal. Et peut-être allaient-ils toucher le gros lot, au bout du compte… Une seconde avant qu’Alistair ne frôle le bouton de tir le regard de Reith fut attiré par un soubresaut. Le rayon paralysant s’abattit à l’endroit précis où la chose – ce devait être l’alien – avait bougé.
***
Le trait d’énergie qui venait de manquer le plasmode confirma au Multiscient ce qu’il soupçonnait, sans pour autant savoir si ces humains passeraient réellement à l’action. Ils avaient agi d’une manière typique, mais non systématique de ceux de leur espèce, en n’essayant en aucune façon d’évaluer les conséquences possibles. Ceux-là s’étaient conformés à leur modèle d’évolution originel, où seule la force primait. Sans doute ignoraient-ils qu’un tel modèle n’avait pas lieu d’être partout dans la galaxie.
Sur son injonction, des milliers de plasmodes se rassemblèrent sous le Stygis – c’était le nom du vaisseau.
Leurs mouvements étaient si harmonieusement synchronisés alors qu’ils se disposaient en colonnes verticales qu’ils paraissaient ne plus faire qu’un – et d’une certaine manière, c’était le cas. Puis, ils se mirent à souffler de concert, libérant des ondes répulsives.
Le sable fut repoussé sur des dizaines de mètres. Un rift se forma sous le socle du vaisseau. Déséquilibré, celui-ci bascula avec ses occupants dans le fossé d’effondrement. Il fut enseveli et s’immobilisa loin sous la surface, subissant le même sort que trois autres de ses prédécesseurs.
Les plasmodes se rapprochèrent de l’épave pour l’étudier.
De leur côté, les deux chasseurs de prime s’agitèrent futilement avant de réaliser l’inanité de leurs efforts. Ils moururent quand le système de survie de leur scaphandre tomba en panne d’énergie. Leur savoir et leurs expériences personnelles ne furent néanmoins pas perdus pour tout le monde. Grâce à eux le Multiscient eut un aperçu de différents univers, portions de la galaxie, cultures et sous-cultures.
La vie reprit son cours, le vent recouvrit les traces. En surface, rien ne laissa plus transparaître ce qui s’était produit.