[note de lecture] Bernard Bretonnière, "pas un tombeau, suite de proses rapides pour dire un père", par Isabelle Lévesque

Par Florence Trocmé

Mon père inventé vrai. 
 
Château de cartes, pas un tombeau. Que construire ? Rien de mort où mettre des souvenirs rapiécés. Les mots du passé reviennent dans la langue qui ne fourche pas (pas un tombeau).  
"Mon père vivant." Assertion, parti pris. Le livre recueille des bribes, telles quelles : on retrouve les expressions d’alors et celles d’aujourd’hui, elles attestent, ce n’est pas un film joué, du vivant coule dans la langue : 
 
"« du rouquin tu m’en diras des nouvelles et… 
goûte-moi ce blanc jamais tu trouveras eh ! 
eh ! ça vient   de Nice »." 
 
Séquences orales, silence : blanc à la pause, secondes. La scène n’est pas chamboulée, remodelée, elle interagit maintenant et "mon père", à l’attaque du livre, répété trois fois page 8, agrège, en cette anaphore qui prolifèrera, les paroles, les actes (sortir du vin pour les invités, apprendre à chanter aux enfants…). Brèves actions enchaînées, liées toutes trois à la transmission (pas un tombeau). Tout est encore possible, rien n’est perdu, père vivant. 
 
C’est un lexique particulier qui nous est restitué, familier et personnel (une signature), ils sont fondus : "touiller", "bobonne", "corner" (pour "klaxonner")… Énumération d’un quotidien tonitruant (le père est bon vivant), de rituels "tut tut tut", le soir trois fois, en descendant au garage et le langage du fils reproduisant le rythme d’alors, quand il rappelle qu’il fallait ouvrir la "lourde lourde lourde porte". Mimétique répétition, elle enclenche l’enfance, la fait entrer dans le texte sans filtre. Au présent tout est dit, le passé (l’enfance), le présent (l’adulte). Analepse sans distorsion temporelle : même plan. 
 
Le père, "enfant de l’estuaire", est montré comme un homme de sa région, la Bretagne ligérienne. L’estuaire de la Loire se fait entendre grâce aux noms de lieux : Nantes, Pornichet, Lavau-sur-Loire, mais aussi : 
"Mon père dans son marais Cordenais l’île 
Pipy la butte de la Giquelais l’île Chevalier 
Pierre-Rouge La Taillée 
Rohars" 
 
Et puis les chansons de Théodore Botrel et les mots du parler gallo : 
 
"Mon père à la pêche « ça vouille, passe-moi les béguins »."  
(Les béguins désignent les vers de terre.) 
"Mon père bidrouille mon père à la bignée mon  
père crouillant la porte 
cherchez pas dans le dico" 
(Le verbe crouiller signifie fermer en gallo.) Le parler gallo alimente la faconde du père. 
 
Fils fier du père chirurgien reconnu qui laisse à sa femme la gestion des tâches quotidiennes mais tonne dans le texte par l’entrée récurrente du discours direct qui ne coupe pas les phrases mais se mêle au poème. Droit au but, des verbes sous-entendus permettent une diction rapide, calquée sur l’oral, inventive et touchante pour ce père qui répète les mêmes histoires, ne tourne pas sa langue sept fois dans sa bouche.  
Saturation : dans le livre, l’espace entier occupé par cette présence plain-pied du père vivant. Parfois un verbe : 
"Mon père achète sa maison de campagne", ce verbe décide de tout le destin de la phrase (longue) comme les décisions du père orientent la vie de famille. Père-gouvernail. Toutes les vacances de la famille dans cette maison. 
Ou alors des objets le caractérisent, ceux qu’il utilise ou pas : 
"Mon père savon à barbe jamais vu 
barbe à papa non plus 
rasoir électrique toujours 
fête foraine jamais." 
 
De la proximité phonique au champ sémantique, les vers glissent. Entre "barbe", "barbe à papa" et "fête foraine", l’ancrage crée des images de nature différente que le lecteur rassemble pour le portrait vivant du chef de famille. Tour à tour paysan avec ses outils ("tronçonneuse", "râteau", "fourche à neuf dents", "sécateur", "machette" rapportée de Colombie où il a visité sa fille, "berouettes", son phrasé, sa prononciation) puis lecteur ("tout Corneille tout/ Marivaux, tout Maupassant tout Nerval") ou "historien de la Commune de Paris", "conducteur approximatif" (voitures successives énumérées en liste improbable…), ou homme très occupé "dans son grenier dans ses placards dans ses étagères dans ses dossiers dans ses fichiers dans ses trucs son Macintosh   acheté à 74 ans. " Jonction, pas d’écart entre hier et aujourd’hui. Intègre.  
 
Face à lui son fils, là, enregistre, transcrit. Ne transpose pas – son fils le regarde et dit. Il accepte le mystère : pourquoi son père enregistre-t-il toutes ses prises de pêche ou de chasse et tous ses actes de jardinage ? Quel est ce "dictionnaires de dates" pour lequel il persiste à établir des fiches alors qu’un cousin travaillant dans l’édition lui a bien expliqué que cela ne pouvait pas intéresser un éditeur ? Pourquoi n’a-t-il jamais passé "plus de trois minutes" à parler avec son fils ? Ces zones d’ombre, le fils les mentionne sans intrusion. Il respecte les silences. 
 
"Mon père tendresse   à fleur de peau mais cal peau calleuse faut pas croire."  
 
Fondu enchaîné, sens littéral/ sens figuré, radical/ dérivé, le lecteur avale. Les mots par petites lampées, lentement, entre les blancs du texte, des silences de vie où "s’taper la cloche". On y retrouve un lexique fleuri, daté aussi où partager dans aujourd’hui la parole des parents. On entend en même temps celle de "mon père vivant", sa légende (modeste ou pas, qui se fait prier, refuse de se rendre "aux invitations télé/ failli mourir à 6 ans d’une mastoïdite/ tombé amoureux à Berck-Plage et « ça dure »", père admirant les belles femmes et n’aimant que la sienne).  
 
Alors l’attachement : le lecteur en connivence s’attache aux détails souriants : ce père qui ne sait pas cuisiner peut "effiler des haricots beurre/ écosser des petits pois/ cuire des betteraves dans le diable". Le partage joué sur le fil de l’émotion du poète narrateur qui semble laisser venir un flux juxtaposant tout ce qui est significatif : détails insignifiants pris un à un, ils deviennent puzzle d’un portrait en actes et en paroles. Regard affectueux posé par un fils qui donne, au sens premier, visage à son ascendant en lui laissant le devant de la scène au présent comme sur une scène de théâtre où celui qui se déplace et bouge n’est pas un personnage (il est vivant). Ce père est "cap’", "héros au regard si doux" citant Hugo et Rabelais et provoquant l’agacement de son fils (lorsqu’il met "« dans le même panier »" tous les hommes politiques) ou sa honte ("parce qu’il est un « bourgeois notable nanti »"). 
 
Les petites formules du père précisent le trait : "« ç’a goût de rien »" devant le jambon. Toutes gardent trace des élisions de l’oral, pas de transcription, l’effet de réalité est total par immersion dans la parole d’alors (elle reste celle d’aujourd’hui). Père, porteur d’une liste le caractérisant qui n’épuise pas sa diversité : 
 
"Mon père bûcheron 
casseur de cailloux 
collectionneur 
joueur de tarot 
croyant 
pèlerin 
éleveur de moutons 
chercheur 
chasseur 
pêcheur à la ligne 
amphitryon 
ami infatigable 
fatigué quand même." 
 
À
la fois, autant de traits d’humanité : les noms les transmettent au fils qui fait naître en acte un portrait pas fait pour fixer l’image. Une ligne, une autre : une chose/ son contraire, père vivant de ses petites contradictions quotidiennes comme autant d’entorses à la langue. Elle nous devient familière, il est "resté aux mots d’avant :/ « TSF »   « tourne-disque »/ « veston »   « voyageur de commerce »/ « visiteur médical »  « cochinchine ».") et l’élision frappant les mots, tout cela devient accent personnel, traces d’une oralité qui dénote le caractère de l’homme (généreux, débordant, père patriarche, attendrissant). Cette énergie que dégage le père vient dans la langue, elle la modèle et la chanson n’en finit pas : "Mon père", c’est lui qui amorce et relance le texte, il suffit de ce nom passe-passe pour déclencher le flot des images et des paroles, les noter, vite, sans rien changer, n’en perdre miette et surtout ne pas modifier ces bribes directement captées qui reviennent dans le poème, à tant de reprises, comme un refrain redonne le ton, la vie est là.  
 
Elle interroge aussi l’enfant devenu père sur sa propre façon de vivre la paternité, les traits de ressemblance le reliant à cet homme encore comme le passé commun : 
 
"Mon père comme moi     moi pareil 
   comme mon père   pour des trucs 
     d’plus en plus" 
 
Les gestes, les mots raccourcis le rattachent autant aux autres ("les mêmes braillements les mêmes gestes" lors d’un match) qu’ils l’en détachent. Entre universel et particulier, le poème ne trie pas. Et le fils sur le bord demande pardon s’il en dit trop (secrets de famille, les garder, recommande sa mère). En connivence le lecteur le suit, il entend la voix au présent dans le poème qui se clôt sur un futur : 
 
"Mon père pas une statue ici pas un tombeau de. 
 
Mon père jamais mourra." 
 
Temps revenu en boucle vivant. 
 
[Isabelle Lévesque] 
 

Bernard Bretonnière, pas un tombeausuite de proses rapides pour dire un père, édition l’œil ébloui, 64 pages, 14 €  
– nouvelle édition du texte publié par le Dé bleu en 2003.