Romain Rolland - Stephan Zweig, Correspondance 1910-1919

Par Pralinerie @Pralinerie
Merci aux éditions Albin Michel pour ce livre présenté et annoté par Jean-Yves Brancy. Il rassemble les courriers échangés par les deux écrivains, ces esprits européens, dans une période troublée. Car l'essentiel du recueil est constitué de lettres écrites pendant la Première Guerre mondiale, période où Rolland et Zweig se rapprochent énormément : ils reconnaissent alors en l'autre un artiste pacifiste engagé. Cette correspondance volumineuse est tout à fait passionnante car elle nous renseigne à la fois sur la vie des deux écrivains mais aussi sur celle des artistes du début du XXe siècle. Ils forment en effet une communauté si ce n'est soudée, du moins en discussions perpétuelles. La correspondance s'amorce quand Stephan Zweig se fait connaitre à Rolland comme lecteur admiratif de Jean-Christophe. C'est un peu le fan qui remercie son idole et qui lui propose de favoriser la traduction et la diffusion de son oeuvre en pays germanophone. Bref, les premiers échanges sont factuels et distants. 

Severini, Train de blessés, 1915, Stedelijk, Amsterdam


Mais avec la guerre, alors que les positions se durcissent, les deux correspondants se rapprochent. Rolland, réfugié à Genève où il assiste la Croix Rouge, est dénoncé comme défaitiste et traître à sa patrie. Il ne cesse de s'engager pour la paix et ses amis proches, embrigadés, se détournent de lui. Mais Zweig lui reste fidèle. Le lecteur voit ainsi évoluer le ton des deux hommes et leur amitié éclore au plus fort des conflits. Ils se réconfortent l'un l'autre. Mais surtout, ils peuvent échanger sur les politiques et la propagande mises en place de chaque côté du Rhin (et là, je m'étonne et le m'interroge : que faisait la censure ? Les écrivains ont-ils été plutôt épargnés ? Les passages censurés sont-ils ou ne sont-ils pas retranscrits ?). Ils déplorent l'esprit guerrier de leurs pairs et les amitiés brisées par la guerre (celle de Zweig et Verhaeren par exemple). Bref, ils nous donnent un véritable aperçu de ce qu'est l'Europe des intellectuels pendant la guerre : qui s'engage et dans quel camp ? Quels sont les potins littéraires et artistiques (Rilke qui a dû quitter la France en abandonnant ses œuvres, lesquelles sont sauvées par Gide par exemple) ? Et surtout comment travaillent les deux écrivains : publication d'articles, écriture de romans, nouvelles ou pièces dans cette période troublée ?  Il est amusant de voir comment Zweig a trouvé en Rolland un mentor et combien il est influencé par celui qu'il nomme "maître". Se serait-il engagé sans cet exemple ? Par ailleurs, son soutien à Rolland loin d'être anecdotique est comme une preuve de ce que prône l'écrivain, à savoir l'entente possible entre les peuples. Il est également intéressant de voir comment la Révolution Russe impacte finalement assez peu l'Europe en guerre mais inquiète une fois le conflit fini ou combien Zweig, visionnaire et grand connaisseur de l'âme humaine, imagine dès 1918 la naissance d'un esprit revanchard et les frustrations générées par le futur Traité de Versailles.  Bref, cet ouvrage nous donne à lire l'avancée de l'histoire. Et elle est finalement bien différente de celle qui s'écrit dans les chronologies de nos livres d'histoire : la grippe espagnole est d'abord vue comme une épidémie mineure alors qu'elle fera plus de morts que la guerre, la Révolution Russe n'est pas connue ou commentée par le "grand public" au moment de sa réalisation, les mutineries et leurs sanctions ne sont pas non plus citées... Et le bombardement de Reims est décrit bien différemment selon la nationalité des journalistes. On sent bien la patte de la censure et le manque d'informations dont pâtissaient les peuples en guerre.   Une lecture qui demande du temps car elle est riche, dense et nécessite de se replonger dans l'époque mais qui apporte un point de vue essentiel sur ces années 1913 à 1919 (il y a trop peu d'échanges avant 1913 pour que ceux-ci soient considérés comme indispensables). Et un apport essentiel à l'esprit européen.  A noter, une belle préface qui éclaire cette correspondance, des notes de bas de pages toujours très informatives et contextualisés enrichissent la lecture et permettent de situer ce dont parlent les écrivains (notamment de beaucoup de leurs pairs dont les noms ont été oubliés) et un index, très utile pour retrouver certains passages après la lecture. Bravo !