Nature - La plus grosse concentration d'ours bruns d'Europe vit en Roumanie. Apparemment sans plus de heurts que de raison avec les éleveurs
La Roumanie, berceau d'Eugène Ionesco, de Mircea Eliade, du comte Dracula, du Danube… et de l'ours brun.
Plus de 5 000 individus vivent dans la colonne vertébrale du pays, ce grand croissant formé par le massif des Carpates. Soit 40 % de la population européenne sur un territoire à peine plus grand que nos Pyrénées (1), où les 25 individus continuent à déchaîner les passions.
Il y a donc 200 fois plus d'ours en Roumanie qu'en France et, toutes proportions gardées, guère plus de conflits à régler qu'entre Castillon-en-Couserans et Lescun. Les chiffres sont là : entre 1990 et 1999, 3 232 moutons et 1 005 bovins ont été dévorés soit par les 5 000 ours, soit par les 3 000 loups qui hantent aussi les montagnes. Des chiffres qui peuvent paraître importants, mais qui, ramenés à la densité des prédateurs, sont dérisoires. D'autant que c'est la décennie où la démographie d'ursidés en Roumanie a été la plus forte (entre 6 000 et 7 000 individus).
Alors qu'en 2013 on accusait les ours slovéno-pyrénéens d'avoir occis 172 animaux d'élevage, en Roumanie, la moyenne annuelle ne dépasse pas 400 victimes. Et les propriétaires de toutes les bêtes tuées sont indemnisés par le ministère de l'Agriculture.
Dans les poubelles de Brasov
Il faut dire qu'en Transylvanie, l'ours fait partie du paysage depuis la nuit des temps, que tout est organisé pour que la cohabitation entre le plantigrade, l'homme et ses troupeaux soit la plus harmonieuse possible. Les ours sont là, tout près. C'est ainsi. Ils font partie du patrimoine du pays comme les lions en Afrique de l'Est, les kangourous en Australie, les cobras en Inde.
Tous les troupeaux doivent être gardés et le sont. Il existe deux types d'élevages: les bergers qui restent dans leurs estives avec leurs chiens et les grands propriétaires qui emploient des bergers. Ils peuvent se retrouver à cinq ou six salariés avec une dizaine de chiens pour garder jusqu'à 3 000 moutons.
Et pour compléter le dispositif, les gardes forestiers apportent au printemps, au moment où les ours ont le plus besoin de protéines, de la nourriture pour les fixer en montagne et leur éviter ainsi de descendre dans les pâturages ou les villages. Du maïs, des carcasses d'animaux morts et parfois même du miel sont déposés en journée dans des zones bien précises avec des panneaux d'informations pour prévenir les éventuels promeneurs de la concentration probable d'ours dans le secteur. Pas trop pour ne pas créer de dépendance, mais suffisamment pour leur ôter l'envie de vagabonder.
La décision a été prise il y a une dizaine d'années, alors que les effets de la surpopulation ursine commençaient à poser de vrais problèmes aux abords des villes. Notamment dans les faubourgs de Brasov, cité industrielle de près de 300 000 habitants au centre du pays. La nuit, une quarantaine d'ours descendaient régulièrement fouiller les poubelles, à la grande joie des habitants et touristes qui pouvaient s'offrir des photos ou vidéos.
Et, fatalement, il y eut des drames. Habitués à la présence humaine, les ours avaient de moins en moins peur. Un soir de 2005, alors qu'un groupe de jeunes faisait des grillades, un mâle s'est approché. Ils lui ont d'abord lancé de la viande, puis un morceau de charbon ardent. Rendu furieux par la brûlure, l'ours a aussitôt foncé sur le groupe… tuant deux personnes.
1 % d'ours dangereux
Les autorités roumaines estiment qu'il y a aujourd'hui environ 50 ours dits déviants (1 % de la population), c'est-à-dire dangereux parce que rôdant près des fermes. Bertold a rencontré un de ces «délinquants» au pelage brun l'été dernier. Hongrois installé dans le village reculé de Zetea, au centre des Balkans, il s'occupe de la logistique d'une auberge au pied d'une petite montagne forestière. «Je me promenais sur le chemin de l'hôtel. Mon portable a sonné. Aussitôt, un gros mâle qui se reposait dans un fossé s'est dressé devant moi. Il avait été surpris par le bruit. Il m'a semblé gigantesque. J'ai doucement reculé sans le quitter des yeux. Il s'est calmé et est reparti dans la direction opposée. J'ai eu la peur de ma vie.»
Pour freiner l'expansion démographique et éliminer les déviants, des chasses sont organisées. Payantes, elles rapportent gros - entre 5 000 et 20 000 euros le trophée - aux associations de chasse qui les organisent et à l'État qui prend sa part. Les chasseurs, fortunés, viennent essentiellement des pays occidentaux (Allemagne et France).
Encore balbutiant, le tourisme d'observation des ours commence également à se développer. Des affûts sont installés à proximité des sites de nourrissage. Il faut y monter à pas de loup et contre le vent pour espérer apercevoir la bête à la nuit tombante. C'est le job de Zoltan que d'accompagner les chasseurs d'images (2), naturalistes en mal de grands prédateurs, dans ces cabanes accrochées à flanc de montagne où il faut attendre des heures dans un silence de cathédrale pour espérer observer le plus grand mammifère d'Europe en liberté.
Vendre la peau de l'ours
En contact permanent avec les gardes forestiers, Zoltan s'informe de la position et du déplacement des plantigrades dans tel ou tel massif. Aussi nombreux soient-ils, les ours sont suivis à la trace. Des webcams sont même installées dans des sites stratégiques pour s'assurer de leur présence. «Leur odorat et leur ouïe sont exceptionnels. Et comme par nature ils ont peur de l'homme, vous pouvez passer des heures à attendre dans l'affût. S'ils savent que vous êtes là, ils ne viendront pas», explique le jeune Roumain. Même sur la planète des ours, en apercevoir un reste un événement.
Ce tourisme ursin dure jusqu'à l'automne, quand les vergers regorgent de fruits bien sucrés et qu'il suffit parfois de rester au balcon de l'hôtel pour voir, à l'heure où le jour renonce, les ours s'approcher des vergers. La chose est admise par les autochtones qui, connaissant les dangers de cette proximité, s'en accommodent. Ici, la bête est populaire, aimée et respectée.
Et ce, même si son image reste associée à celle du dictateur communiste Nicolae Ceausescu. Car c'est en se réservant le droit de chasse unique sur l'ours, gibier royal, qu'il a laissé exploser la population. Il se dit même qu'il fit grandir la race artificiellement en croisant des ours d'élevage avec des sauvages. Ce qui est sûr, c'est que la souche orientale des ours bruns qui vivent en Transylvanie est plus massive que l'occidentale de Slovénie ou des Pyrénées. Un mâle peut atteindre 350 kilos.
Dans l'ex-Yougoslavie, le maréchal Tito fit avec ses ours comme Ceausescu. Il se réserva à lui et à ses invités le droit de chasse unique. Et cependant que les plantigrades prospéraient ainsi dans les pays de l'ex-bloc de l'Est, ils disparaissaient peu à peu de Suisse, d'Autriche, de France.
Passé au crible de l'analyse géopolitique de la seconde moitié du XXe siècle, l'ours s'accommode visiblement fort mal de la démocratie.
- Le massif montagneux des Carpates roumaines couvre 70 000 km², quand les Pyrénées en font 50 000.
- www.terresoubliees.com
Source : SO