Bernard Haitink et le COE ©PKetterer/Lucerne Festival
Tout le monde ce soir-là en rentrant dans l’auditorium du KKL avait la tête ailleurs, mes voisins, à côté, derrière, devant parlaient du concert du lundi 7 annulé, qui devait être celui de Claudio Abbado, de celui de demain dimanche 6, par le Lucerne Festival Orchestra en sa mémoire. Il suffisait d’ouvrir le programme de salle : un texte de Michael Haefliger qui évoque la figure de Claudio nous plongeait dans le souvenir.
Et ce soir, Bernard Haitink, qui a dirigé à sa place de nombreux concerts quand Claudio était souffrant, encore à l’automne dernier nous le rappelait encore.
Et ce soir, le Chamber Orchestra of Europe, que Claudio a porté sur les fonds baptismaux : il reste encore tant de musiciens des origines qu’effectivement, beaucoup dans la salle voyant Haitink et le COE pensaient…Claudio.
D’ailleurs, une foule de spectateurs habituels de l’été sont là. Combien de spectateurs, en entrant dans la salle se sont dit : jamais plus…jamais plus l’entrée de cette silhouette gracile et souriante. Ce soir, personne n’était totalement heureux ni totalement disponible.
Et pourtant, la magie de la musique a agi, et c’est ce qu’a toujours voulu Claudio, se faire oublier derrière l’œuvre qu’il exécutait : ce soir, le Chamber Orchestra of Europe, Bernard Haitink et Gautier Capuçon ont réussi à nous extraire de cette amertume et de cette tristesse, grâce à un Schumann magistralement interprété, et qui nous a en quelque sorte projetés vers le présent.
Ce soir marque le début d’un cycle Schumann qui va continuer cet été, et Haitink dirige les deux symphonies des débuts, la n°1 « le Printemps » et la n°4, pratiquement contemporaine (en 1841, mais que Schumann a profondément remaniée en 1851) nées peu après le mariage avec Clara et donc positives et pleines d’optimisme. Entre les deux, le concerto pour violoncelle op.129, de 1850, moins ouvert, plus lyrique, plus mélancolique aussi, comme si nous étions en cette soirée initiale, aux deux bouts de la courte carrière de Schumann.
Haitink en Master's Class ©Georg Anderhub/Lucerne Festival
Bernard Haitink est toujours très présent à Lucerne, et depuis deux ans il donne aussi une Master’s class de direction d’orchestre, 3 jours, 6 heures par jour, cette année autour de Beethoven, Mozart, Mahler et Debussy, pour huit jeunes chefs d’orchestre venus aussi bien du Chili que de Taiwan ou de Belgique, sept hommes et une femme, la parité n’est pas encore entrée dans ce métier-là. Il disait justement à l’un des jeunes impétrants qu’aujourd’hui tous les chefs bougent beaucoup en dirigeant alors qu’à son époque, seul Bernstein bougeait. Et il défendait dans la direction une certaine retenue, d’infimes mouvements, un regard bienveillant, des gestes clairs à la main gauche, sans devoir trop parler en répétition (« talking conductor ») ni bouger excessivement son corps, qui dit-il nuit à la compréhension.
C’est bien ce qu’il applique sur le podium : on est toujours frappé par la retenue et la réserve de ce chef , qui pourtant réussit à transmettre aux orchestres dynamique et énergie, comme dans ce programme où ce qui frappe d’abord c’est la relation forte avec le Chamber Orchestra of Europe, excellent, suivant le chef avec une précision rare, pas de décalages, pas de scories, et un son charnu qui surprend vu l’effectif relativement réduit…
Nous l’avons dit, c’est un Schumann ouvert, printanier, lumineux qu’offre Haitink, un Schumann nouveau comme seuls les chefs vénérables peuvent oser le faire. Aussi bien dans la 1ère Symphonie Le Printemps en si bémol majeur, et la quatrième en ré mineur, son approche surprend, par le choix d’un orchestre relativement réduit, par la distribution des violons à droite et à gauche du chef, qui dialoguent d’une manière étonnante, par un son d’une incroyable clarté, et qui déploie une énergie d’une force peu commune malgré l’effectif.
Gautier Capuçon & Bernard Haitink ©PKetterer/Lucerne Festival
À 85 ans, Bernard Haitink montre une merveilleuse vitalité : son Schumann plus énergique que romantique est plein de séduction, plein d’allant, plein de jeunesse. Le concerto pour violoncelle, interprété avec par Gautier Capuçon qui a donné son meilleur, se montrait plus mélancolique, un peu plus sombre, et tranchait sur des symphonies où le soleil perlait sans cesse : un regard peut-être un peu plus conforme que les deux symphonies.
Une ouverture du festival mémorable : un autre son, une vision neuve, une vision épurée, rajeunie…un autre diable d’homme, ce Haitink.
Bernard Haitink ©PKetterer/Lucerne Festival