Augustus Egg est bien connu pour ses « problem pictures« , des tableaux moralisants dont de nombreux indices permettent de déchiffrer le sens.
Mais la dernière de ses peintures pose une énigme sur l’énigme : faut-il, ou pas, le lire comme un « problem picture » ?
Compagnes de voyage
(The Travelling Companions)
1862, Augustus Egg, Birmingham Museums and Art Gallery
Un voyage en chemin de fer
Après l’apogée que constitue son triptyque de 1858, Le passé et présent [2], on considère généralement qu’Augustus Egg s’est détourné de la peinture moralisante.
Ce qu’il nous montre ici ne serait rien d’autre que la représentation plaisante d’un tourisme de classe : les jeunes victoriennes voyagent dans une voiture séparée, leurs riches robes remplissent tous l’espace.
Un paysage bien réel
Malade, Egg séjournait lui-même dans le Midi, où il a peint ce tableau dans sa dernière année de vie. Il connaissait donc bien le paysage qui déploie sa séduction panoramique entre les deux jeunes beautés (plus précisément, entre leurs deux « mentons« ).
Il s’agit de la baie de Menton, vue depuis l’Est, avec au fond le cap Martin. Le village a été quelque peu agrandi pour le rendre reconnaissable, la vue à été prise depuis l’Est, sur un tronçon Est-Ouest de la ligne de chemin de fer.
La jeune fille qui lit est donc assise en direction de l’Est, celle qui dort en direction de l’Ouest.
Un wagon bien réel
John Tenniel, Alice dans le train,
illustration pour « De l’autre côté du miroir », 1870
Huit ans après, John Tenniel pastichera le tableau de Egg dans cette illustration (Alice porte la même toque à plumet que nos deux voyageuses).
Nous pouvons en tirer deux indications intéressantes :
- il existait à l’extérieur du wagon un marche-pied sur lequel est juché le contrôleur à jumelles – ce qui donne une justification plausible pour le point de vue roulant choisi par le peintre ;
- la fenêtre centrale n’était pas vitrée, mais pouvait être obturée par le store que Egg a pris soin de représenter.
Le sens du train
La boucle inclinée du store a été souvent interprétée comme indiquant le sens du train (il roulerait de gauche à droite). En fait, elle ne signifie rien, puisque l’inclinaison change selon que le train accélère ou freine. Mais Egg nous a effectivement laissé un autre indice, si peu évident qu’il n’a jamais été remarqué.
La fille qui lit maintient, entre sa main droite et le livre, le bas du rideau qui ballotte. Tandis que le rideau de sa compagne tombe droit. Le courant d’air, provenant de la fenêtre ouverte, nous indique que le train se dirige de droite à gauche, contrairement au sens naturel de la lecture.
Nos deux voyageuses viennent donc de quitter Menton – avec un bouquet de fleurs et un panier d’oranges qui vantent les productions de la Côte d’Azur, et se dirigent vers l’Italie. La jeune fille qui dort s’est installée à contresens, laissant à sa compagne la meilleure place pour admirer le paysage : pour l’instant, elle consulte son livre, sans doute un guide touristique.
Un clin d’oeil mythologique
Selon Ovide, le dieu Janus avait un double visage, car il régnait sur la mer comme sur la terre, et pouvait observer en même temps l’Orient et l’Occident, le Passé et l’Avenir.
Se pourrait-il que de part et d’autre de la portière, l’une côté Montagne et regardant vers l’Est, l’autre côté Méditerranée et regardant vers l’Ouest, Egg se soit amusé à féminiser et à rajeunir le Dieu barbu des Portes, sous la forme de deux « Jeannettes » ?
Des soeurs siamoises
Il est clair que ni la lecture réaliste, ni le clin d’oeil mythologique, n’épuisent le sens du tableau : les deux filles sont deux jumelles, même visage, même coiffure, mêmes vêtements, même bijou autour du cou.
De plus, ce sont des soeurs siamoises, accolées par leur robe, dans l’oeuf utérin du wagon : il ne serait pas difficile d’instituer le tableau en icône de la Gémellité et de la Sororité Réunies.
Une femme et son double
Ceux qui préfèrent la littérature du Double peuvent s’abonner aux interprétations « doppelgänger », qui postulent que les deux filles n’en sont qu’une, avec des possibilités variées :
- la liseuse est dans le rêve de la dormeuse ;
- la dormeuse est dans le livre de la liseuse ;
- la dormeuse est la liseuse morte.
La cigale et la fourmi
Une autre théorie est celle d’une interprétation morale en terme de Paresse et de Zèle : mais on voit mal en quoi le fait de lire – activité peu valorisée à l’époque dans le cas des jeunes filles – serait faire preuve d’une particulière industrie.
Toutes les autres interprétations dichotomiques – le dyonisiaque et l’appollinien, le çà et le surmoi – se heurtent à la même avarice des preuves :
les deux miss sont tellement pareilles que toute opposition tranchée fait placage.
Le jeu des sept erreurs
Ces théories ont nénamoins pour mériter de nous inciter à regarder de très près ce qui, au delà de l’évidente symétrie, pourrait différencier les deux personnages. Que Egg, dans son dernier tableau, propose au spectateur une sorte de jeu des sept erreurs, est une de nos rares certitudes.
D’ailleurs, le titre lui-même n’est-il pas une sorte de jeu de mot sur « companion », qui désigne, en peinture, deux tableaux destinés à être mis en balance ?
« Des pendants qui voyagent » serait une excellente traduction.
Pour la solution du jeu, cliquer ici
Une interprétation séduisante
Erika Frank a mis en ligne [1] une interprétation très fine, en terme de morale victorienne. Si l’opposition entre les deux filles est peu visible, c’est qu’elle fait allusion à ces choses dont on ne parle pas : la dormeuse représenterait , paradoxalement, une fille « sexuellement éveillée », tandis que la liseuse en serait encore à la lecture des romans. Voici la synthèse de cette interprétation, que je me suis permis de résumer par « Sensuelle » et « Intellectuelle » :
Seul bémol : difficile d’inclure dans cette interprétation l’opposition entre la Montagne et la Mer.
Avant de proposer une interprétation plus complète, il est intéressant de faire un détour par une oeuvre de ses début, où Egg mettait déjà en scène deux soeurs très ressemblantes – avec des intentions moins opaques.
Un casse-tête (A teasing riddle),
Augustus Leopold Egg, Collection privée
La soeur qui lit
L’« intellectuelle » se trouve ici à gauche, en robe sombre, sous la cage à oiseau fermée qui symbolise traditionnellement la pureté des demoiselles, et pourrait donc être considérée comme un antécédent possible du bouquet de Travelling Companions.
La soeur qui touche
Celle-ci a des vêtements colorés et se trouve du côté d’un panier, contenant non pas des oranges, mais des carottes et des pommes de terre, tandis que des navets sont répandus sur le sol à côté.
Sa robe rouge, le geste familier de sa main posée sur l’épaule du jeune homme, ainsi que la proximité des carottes, militent pour la classer côté « femme » plutôt que côté « oiselle« .
Il semble donc bien que ce tableau puisse être considéré comme le galop d’essai de Egg dans la métaphore du déniaisement féminin, laquelle trouverait son apogée dans « Travelling companions« .
Reste juste à comprendre la scène, quelque peu compliquée par la présence du jeune homme…
Le garçon au milieu
Sa bandoulière, sa semelle cloutée et son bâton de marche – planqué discrètement sur le côté pour éviter de connoter - nous indiquent que le jeune homme n’est pas de la maison : sans doute est-il venu à la ferme pour s’approvisionner, comme le confirme la besace vide posé à ses pieds.
Nous comprenons aussi que c’est un familier des deux soeurs, qui le traitent un peu comme un frère : l’une lui met la main sur l’épaule, l’autre lui jette un regard par en dessous, non dénué de moquerie.
Un casse-tête
Le titre du tableau, littéralement « une titillante énigme », interpelle le spectateur, d’autant que le jeune homme semble effectivement plongé dans une intense réflexion.
S’agit-il pour lui – comme tout dans le tableau le suggère – de se déterminer en faveur de l’une ou de l’autre des deux sémillantes donzelles ? Egg a pris soin de croiser les indications contradictoires :
- celle qui lit et ne touche pas semble à l’écart : pourtant,ses gestes sont exactement les mêmes que ceux du garçon – main droite touchant le front, main gauche posée sur la jambe – dans un mimétisme qui les rapproche ;
- quant à celle qui se penche vers le garçon comme pour l’enlacer, son geste semble moins sensuel qu’amical : sa main gauche effleure à peine l’épaule, tandis que l’index droit, posé sur ses lèvres, fait à l’intention de sa soeur le signe du secret.
La solution
Elle se trouve dans le livre, qui n’est ni un roman, ni un guide de voyage, mais tout simplement un recueil de devinettes. La fille assise brûle de donner au jeune homme la solution , mais sa soeur debout souhaite le laisser mijoter encore.
Avec une mauvaise foi consommée qui devait faire la joie des amateurs de « problem pictures » , Egg manipule ici avec humour notre appétit de profondeur : il nous appâte avec un symbolisme profus, puis conclut sur une scène de genre aimable, mais parfaitement superficielle.
Peut être même faut-il voir dans la besace plate et les pâles navets un portrait psychologique du jeune homme, en butte aux deux légumes goûteux dans leur refuge campagnard.
Mais le bouquet final que constitue Travelling Companions va se révéler d’une composition autrement plus subtile…
Trouver une même relation entre sept couples d’objets ne devrait pas être insurmontable. D’autant que les Fleurs et les Fruits, obligeamment placés au premier-plan, doivent constituer la clé de lecture de l’ensemble.
L’Avant et l’Après
Indiscutablement, la Fleur précède le Fruit. Mais les autres couples d’objet ne relèvent pas de cette logique janusienne : en quoi la Montagne précède-t-elle la Mer ? Ou l’Eveil le Sommeil ? Bien au contraire, tous les couples relèvent d’opérations cycliques : on peut se ganter puis se déganter, nouer ses cheveux puis les dénouer…
La Cause et l’Effet
Mêmes difficultés : la Fleur cause le Fruit, mais la Montagne cause-t-elle la Mer ?
Pourtant, la notion que nous cherchons a bien quelque chose à voir avec l’Avant et l’Après, avec la Cause et l’Effet : mais de manière plus indirecte… Pour le comprendre, il nous faut revenir au triptyque de 1858 qui a fait la célébrité d’Egg, et qui se nomme, justement, « Le passé et présent » [2] :
- dans le premier tableau, Egg montre l’adultère féminin détruisant la famille ;
- dans le deuxième, les deux filles abandonnées ;
- dans le troisième, la femme déchue avec dans ses bras un enfant illégitime.
Autrement dit, une démonstration en trois points des conséquences irréversibles de l’Infidélité.
Or qu’est ce que l’Infidélité, sinon un Penchant que l’on n’a pas su réprimer ?
Une théorie de l’Equilibre
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Que fait un rideau qui flotte lorsque le courant d’air s’arrête ? Il reprend sa position verticale.
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Que fait une pierre qui se détache de la Montagne ? Elle roule jusqu’à la Mer.
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Que fait une nuque droite lorsque le sommeil la saisir ? Elle s’incline
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Que fait une chevelure lorsque l’on enlève le noeud ? Elle se répand.
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Pourquoi est-il plus fatigant de lire que de dormir ?
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Pourquoi est-il plus facile de se déganter que de se ganter ?
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Pourquoi est-il plus rapide de faire un fruit à partir d’une fleur, qu’une fleur à partir d’un fruit ?
Toutes les situations de la moitié droite illustrent un équilibre instable, qui nécessite de l’énergie pour y parvenir ou pour le maintenir ; celles de la partie gauche illustrent un équilibre stable, qui s’obtient en relâchant les contraintes.
A la différence du triptyque moraliste, ce diptyque mécaniste n’a pas pour sujet l’irréversibilité : on peut toujours remonter un rocher sur la Montage, ou planter une orange et attendre que l’oranger fleurisse ; on peut toujours se réveiller, rectifier sa nuque, renouer ses cheveux, se reganter et prendre un livre : mais cela demande un effort.
Références : [1] Women in Augustus Egg’s Paintings: Sexually Passive?, Erika Frank [2] Past and Present :Augustus Egg’s Commentary on Victorian Marriage , Toni Stewart,Dans le sens officiel de la lecture, de gauche à droite, il serait préférable que la dormeuse se réveille et potasse son Baedeker.
Dans le sens du train, qui nous mène vers l’Italie, vers encore plus de lumière, de fleurs, de fruits et de sensualité, pourquoi ne pas la laisser rêvasser ?
A la fin de sa vie, maladive et ensoleillée, il semble qu‘Egg le rigoriste ait fini par se convertir aux prestiges de l’Abandon.