Professions du droit et du chiffre
Quand les notaires, avocats et experts-comptables se déchirent au lieu de s’entendre
Alors que le sens de l’histoire, conforté par celui de l’Europe, imposerait logiquement qu’ils travaillent ensemble pour le plus grand bénéfice des entreprises
Les uns sont cramponnés de façon défensive à leur monopole, les autres seraient plutôt partis vigoureusement à la conquête de nouveaux marchés quand les experts des chiffres basculeraient de prestataires de services à entreprises de service. Le sens de l’histoire, conforté par celle de l’Europe, imposerait logiquement qu’avocats, notaires et experts-comptables travaillent ensemble pour le plus grand bénéfice des entreprises. Comme cela se fait d’ailleurs couramment en Grande-Bretagne ou en Allemagne. La modernisation d’un droit omniprésent laisse imaginer que les prestations conjuguées de ces professionnels indépendants feraient gagner en efficacité. Au contraire : crispations, hostilités, invectives et lobbying actif pour défendre les prés carrés de chaque profession à la démographie contrastée donnent un tour des plus belliqueux à l’avenir de ces professions du droit et des chiffres.Le rapport Armand-Rueff dès la fin des années 60, puis celui de Jacques Attali, une génération plus tard, et bien d’autres diagnostics devant tout au génie français ont tous dénoncé les dommages de cet anachronisme en forme d’antagonisme : d’un côté une profession-monopole à numerus clausus – les notaires -, de l’autre des professionnels du droit en constante augmentation dont les marchés se diversifient à vive allure. Puis l’aiguillon bruxellois a renforçé sa pression. Pour réduire les déficits et renforcer la compétitivité des services, la Commission européenne a appelé la France, mercredi 30 mai 2013, à agir sur les professions réglementées : notaires, avocats, pharmaciens, taxis … Mieux : la directive européenne relative à la libre circulation des services au sein des Etats membres impose la suppression du numerus clausus, du tarif obligatoire et du monopole sur les actes de l’immobilier. En effet, les règles de la concurrence dans l’Union européenne lui ont fait contester les monopoles de la plupart de ces professions. Aussi, le statut des professions juridiques est-il périodiquement remis en chantier. L’objectif, au grand nom de la modernisation de ces professions du droit et du chiffre, se prononce “interprofessionnalité”. Mais que de contentieux, d’assaults belliqueux, de torts partagés à liquider avant de travailler
main dans la main sous le même toit…
Le lobbying efficace des avocatsAh, que n’a-t-on inventé pour ce vocable fédérateur de ces professions du droit et des chiffres : structures, stratégie, statut… Et pourtant, les textes sont restés à leur triste théorie ; dans la pratique, les rapprochements n’ont pas été opérés. Au contraire. Et ce, malgré le rapport Darrois commandé en 2009 par l’avocat-Président Sarkozy, qui avait mission de créer une grande profession du droit mais a catégoriquement rejeté la solution d’une profession unique. Du côté des avocats, on aurait vu d’un assez bon œil un mariage-fusion avec les notaires, qui eux y sont farouchement opposés. Me Jean-Michel Darrois écarte, dans son rapport remis le 8 avril 2009, l’hypothèse d’une fusion des charges d’avocat et de notaire. Pointant au passage une critique : “On peut aussi penser que ces professions ne répondent pas toujours, et en tout cas pas assez, aux attentes de leurs clients, par manque d’audace et d’esprit d’entreprise.”En revanche, l’une de ses propositionsva stimuler les hostilités avec les notaires protégés par un numerus clausus très contrôlé. Ces derniers, grâce à l’acte unique, conservent le monopole exclusif d’authentification des actes. Donc pas question d’acheter un bien immobilier sans passer devant un notaire, délégataire de la puissance publique détenant le “sceau”, au nom de l’Etat. Ce privilège est leur force. Depuis longtemps, certains des 56 000 avocats (près de la moitié à Paris) réclamaient la possibilité de dresser des actes authentiques, à l’instar des notaires. Alors , lorsque du côté de la Chancellerie, on a souhaité mettre en place l’une des propositions du rapport Darrois, avec l’appui d’un certain lobbying parlementaire, “l’acte unique contresigné par l’avocat”, les 8 421 notaires ont vu rouge. L’entrée en vigueur de la loi de modernisation des professions judiciaires ou juridiques du 28 mars 2011 a donc institué cet acte sous seing privé contresigné par un avocat qui contribue à l’intensification de la concurrence sur les actes non soumis au monopole des notaires, officiers publics ou ministériels. Quasi-casus belli pour une profession sur la défensive qui voit menacés ses territoires traditionnels constitués à 80 % des revenus induits par les transactions immobilières, alors qu’à de nombreuses reprises, ils ont tourné le dos à quelques opportunités offertes par les entreprises. En 1990, les notaires absorbant les meilleurs conseils juridiques et fiscaux auraient pu faire revenir le notariat dans le droit des affaires et la fiscalité des entreprises. La profession a refusé l’activité fiduciaire acceptée par les avocats. Anachronisme. Alors que pour s’imposer au niveau communautaire, les professions du droit devraient s’organiser, se fédérer, mutualiser leurs moyens et anticiper toutes les échéances, au niveau national, leurs antagonismes et autres replis corporatistes accentuent leur éparpillement, donc leur faiblesse.
La noire colère des notaires“Depuis 1967, les instances dirigeantes des ordres des avocats tentent de marcher sur les brisées des notaires pour ne créer qu’une seule profession, justifie Jean Tarrade, président du Conseil supérieur du notariat. Mais nos professions ne sont pas assimilables l’une à l’autre. L’acte d’avocat n’est jamais qu’un acte sous seing privé contresigné par l’avocat, qui n’a rien à voir avec l’acte authentique du notaire, ayant force exécutoire et valeur de preuve certaine. Alors, après 47 ans d’attaques incessantes, nous réagissons, ce qui est rare. Les avocats réclament l’accès aux fichiers immobiliers et sollicitent de pouvoir faire des partages successoraux. C’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase ! Ils ont la volonté permanente de faire le métier des autres. C’est pourquoi la profession de notaire, d’habitude discrète, est sortie de sa réserve car les propositions des avocats sont inacceptables.”A grands coups de placards publicitaires dans quelques quotidiens, les notaires plaident les spécificités de leurs missions, dénonçant au passage chez leurs “concurrents”, “le mal-être d’une profession aux contours aujourd’hui mal définis et asphyxiée par ses sureffectifs. Mais cette politique du nombre n’est pas fortuite tant elle offre le prétexte aux dirigeants du barreau de réclamer sans cesse de nouvelles missions pour la masse toujours croissante de leurs confrères. Aux côtés des avocats plaidants, des avocats d’affaires, des agents sportifs, des mandataires en transactions immobilières, faudra-t-il voir des avocats tuteurs des personnes protégées?” Pourtant, le passé est cruel pour l’engagement des notaires du côté des entreprises. Jusqu’en 1978, il fallait avoir recours à un notaire pour souscrire des actions et libérer les capitaux. Cette obligation supprimée a entraîné la perte de la clientèle des sociétés. La plus grande erreur du notariat a été de refuser ensuite le monopole des constitutions de sociétés car les notaires ne s’estimaient pas assez nombreux pour cette prestation. Combien de notaires sont aujourd’hui le conseil d’une entreprise ?
Les défensifs contre les offensifs D’un côté, une profession régulée par un numerus clausus se sentant menacée sur son pré carré, donc sur la défensive, tandis que la profession d’avocat, à la dispersion considérable des revenus – euphémisme pour signifier qu’un certain nombre d’entre eux, précarisés, ne gagnent pas leur vie – et surtout à la démographie débridée – 56 000 aujourd’hui contre 40 000 en 2003 – est en permanence en quête de diversification, à la conquête de nouveaux marchés, tentant de repousser le périmètre de leurs activités. Ainsi a été votée la possibilité pour les avocats d’exercer comme agent sportif ou artistique. “Acheter des pages plutôt que de débattre sur le fond, c’est dévaloriser le contenu aussi bien que celui qui signe, rétorque Pierre-Olivier Sur, bâtonnier de l’ordre des avocats parisien dans Le Figaro. C’est bloquer la discussion, interdire toute argumentation et refuser le contradictoire. Les notaires ont fait le choix d’un combat d’arrière-garde, eux qui disposent d’un marché captif et d’un monopole. Les avocats ont vocation à se substituer aux magistrats, non aux notaires et à l’acte authentique. Nous prônons, au contraire, l’inter-professionnalisation avec les notaires et les experts-comptables et sommes favorables à un grand marché du droit et du chiffre.” Tandis que ces avocats doivent également faire face à de nouvelles concurrences. Au cours des trois dernières années, le Conseil national des barreaux (CNB) a été saisi de près de 300 cas litigieux – la plupart du temps des sites Internet proposant au grand public des services qui ne peuvent en principe être effectués que par des avocats (divorces rapides, récupération de points du permis, etc.).
Pourtant, du côté des structures , certains progrès ont été mis en place, comme les sociétés de participations financières entre avocats, experts-comptables ou encore notaires : la loi de modernisation des professions judiciaires ou juridiques et de certaines professions réglementées de mars 2011 rend possible la création de réseaux professionnels entre professions réglementées par le biais des sociétés de participations financières de professions libérales (SPFPL). La publication du décret permettant la création de SPFPL multiprofessionnelles date du 19 mars 2014. Il est donc bien trop tôt pour en mesurer l’efficacité. “Avocats et experts-comptables devront se saisir de cet outil juridique et financier qui, en les aidant à mettre en commun leurs compétences au profit du groupe, les armera mieux contre la concurrence. L’interprofessionnalité capitalistique doit servir de levier pour l’instauration d’une véritable interprofessionnalité d’exercice, via des sociétés commerciales de forme classique”, expliquait il y a peu dans les Echos Agnès Bricard, présidente d’honneur du Conseil supérieur de l’ordre des experts-comptables (18 000 professionnels.)
Les experts-comptables en embuscadeA la lisière du droit se sont installés de nombreux professionnels qui, en plus de leur activité principale, ne se privent pas de donner des conseils juridiques – comme les experts-comptables. Un exemple : le projet de loi Alur adopté le 11 février dernier permet à ces professionnels de rédiger des “actes juridiques” pour la cession de parts de sociétés civiles immobilières (SCI). Voilà qui sème confusion et discorde entre les professionnels du chiffre et ceux du droit, entraînant un risque important d’insécurité juridique. La première version de ce texte réservait de telles cessions aux notaires. Sur intervention du Conseil national des barreaux et des syndicats représentatifs de la profession, l’initiative a finalement été abandonnée. Et par un lobbying aussi discret qu’efficace, les experts-comptables ont réussi à faire insérer dans le projet de loi relatif à la sécurisation de l’emploi plusieurs dispositions leur permettant d’intervenir comme conseils juridiques auprès des organisations syndicales.Les zones de
friction se multiplient donc entre ces 3 plaques tectoniques que sont ces professions historiques, sur base, à la fois, de conquête territoriales et de repli sur leur pré carré alors que l’urgence dans un marché européen de plus en plus concurrentiel – notamment pour celui des prestations aux entreprises – sonne l’indispensable concorde. Alors que la multi-hostilité l’emporte sur l’indispensable interprofessionnalité.
Par Patrick Arnoux EditorialLe regroupement des compétencesAlors que la judiciarisation de la vie économique ne fait que s’accentuer, et que le droit s’intègre de plus en plus comme une variable stratégique et endogène de la vie de toute entreprise, les luttes et antagonismes entre les professions françaises du droit et des chiffres ne font que s’amplifier. Au nom de la protection de certains avantages acquis pour certains, certes justifiés par les missions qui y sont corrélées, et de l’extension légitime d’activités pour d’autres, tout aussi justifiée par la mutation des besoins, et quels que soient les arguments recevables de chacun, un grand absent demeure : le client. Désireux avant tout de voir les professions se regrouper et s’inter-professionnaliser, mutualiser leurs savoir-faire et leurs coûts, et bénéficier ainsi de la transversalité des compétences et des économies d’échelle. Encore un secteur qui a du mal à prendre le train de la mondialisation et des réformes, à ajuster l’ensemble de son offre à une demande de plus en plus exigeante.Par Henri j. Nijdam
Sincèrement, Messieurs, le lobby des avocats est loin d'être efficace!!+Elisa Viganotti