La voix de Joanne Pollock correspond à peu près à tout ce que l'on peut attendre d'une voix féminine dans un disque d'électro pop : à quelques – très beaux – déraillements près, elle reste lissée et linéaire. Tout son caractère et toute sa bizarrerie tiennent ainsi dans sa mise en perspective avec cette voix masculine qui tour à tour la reprend, lui répond, s'unit à elle. À double titre, l'apparition de cette voix, grave etdétonante, est inattendue. Tout d'abord parce qu'il s'agit de la voix d'Aaron Funk, alias Venetian Snares, figure chevelue de la techno breakcore, adepte des taux de bpm surélevés et auteur de clashs et de crashs musicaux à faire tourner les têtes d'une hydre, dont la tonalité délaisse ici le mysticisme ridicule de son projet solo pour trouver une véritable essence gothique. Mais aussi et surtout dans sa manière d'intervenir légèrement à contre-temps, comme en désaccord avec son environnement sonore ; jamais totalement ancrée, elle semble survoler chacun des territoires musicaux que l'album dessine.
Écoutons l'admirable ballade "Miles Away". Dans un désert de notes de claviers distantes, la voix de Joanne Pollock erre seule, elle soupire, appelle, murmure presque. Alors qu'on la croit seule, elle est rejointe, lorsque s'ouvre la quatrième minute de la chanson, par celle de son comparse, qui apparaît d'abord comme un écho avant de prendre corps et de se lier à elle dans un magnifique jeu d'entrelacement. À l'image de ce cinquième morceau,l'album est tout entier régi par une incessante dynamique d'union et d'éloignement.C'est ainsi que le projet de Poemss se révèle : il s'agit, à travers la composition à quatre mains, d'inventer des espaces où les corps séparés se retrouvent réunis. Lieux, non-lieux, lieux-dits, non-dits. Ces territoires imaginaires, fantasmés, sont autant, pour le duo, ceux du rêve, du cinéma (l'ode – déchirante – "Moviescapes") que de la musique électronique ("Think of somewhere nice" est le titre de l'un des instrumentaux). Très tôt, Poemss nous invite au sommeil avec "Bedtime", comptine pour le moins déviante, qui finit même par provoquer un véritable sentiment d'angoisse. En réalité, Funk nous avait déjà, viale très pop "Heads on Heads", conduits dans une « forest of dreams » artificielle, puisque entièrement faite de « porcelain ».Tels deux docteurs Frankenstein dans leur studio-laboratoire, Funk et Pollock ont assemblé des sons hétéroclites et manipulé la matière synthétique ainsi créée jusqu'à lui donner cette forme monstrueuse, expérimentale, mais aussi très pop et mélodique ("Gentle Mirror" est, à ce titre notamment, remarquable) : beau moyen de conférer à ces lieux imaginaires un caractère accueillant, chaleureux, propice au rapprochement des voix-corps. Et en façonnant ces paysages oniriques, le duo a très intelligemment évité de tomber dans le cliché de l'électro nébuleuse, diffuse et éthérée. Leur élaboration est complexe, mais les sons qui les composent sont finement définis ; leur ligne est claire, précise. Et si cet album bouleverse parce qu'il touche, bien sûr, à la question amoureuse, il a aussi l'heur de révéler la problématique formelle qui devrait sous-tendre l'enregistrement de toute œuvre de musique électronique (voire de toute œuvre de studio) : comment habiter un espace de synthèse ? Que cette question soit au cœur même du projet, voilà exactement ce qui différencie les albums comme celui de Poemss des disques promis à l'oubli, parce que totalement dénués d'affect, ils sont incapables de provoquer la moindre émotion.En bref : étonnant album d'électro pop gothique, fruit d'une collaboration monstrueuse qui s'expose en tant que telle."Miles Away" : "Gentle Mirror" :Magazine Culture
Bel et étrange album que celui de Poemss. L'objet commence par présenter plusieurs images du dédoublement. Il y a d'abord ce double S, ce double chat, ces doubles paires d'yeux. Un coup d’œil au tracklisting et apparaissent les titres "Heads on Heads", "Gentle Mirror", "Hall of Faces". Et puis, à l'écoute, une chose frappe d'emblée, c'est la présence de ces deux voix opposées, et par-delà, la place qu'elles occupent dans ces espaces électroniques curieux et composites et le lien qui se noue et se dénoue entre elles.