Voici quelques morceaux choisis de l’interview fleuve (5 pages) dans un dossier « Internet, nouveau maître du monde ? » paru dans le dernier numéro (n° 152) du magazine Informations Entreprise.
Pour rappel, le livre Géopolitique d’Internet – qui gouverne le monde ? est paru peu avant les révélations de Snowden.
Interview par Philippe Dayan, Rédacteur en chef.
IE : Vous dites qu’Internet traduit la troisième Révolution de l’ère moderne. Qu’entendez-vous par là ?
DF : Aujourd’hui, nous nous trouvons en plein dans cette nouvelle Révolution qu’est celle des données. Et ce sont justement dans les données que se situe le nouveau « pétrole » ! Sauf que celui-ci étant brut et nécessitant donc d’être raffiné, ce sont ce traitement des données et cette contextualisation qui vont contribuer à leur conférer un sens et une valeur. L’intérêt tient au fait que ce « carburant » est fourni par les internautes eux-mêmes souvent bénévolement en contrepartie de la gratuité d’un service.
IE : Doit-on aujourd’hui envisager Internet comme un exceptionnel instrument de partage des connaissances ou, au contraire, comme une arme géopolitique détenue par une superpuissance, en l’occurrence les Etats-Unis via l’ICANN n’envisageant guère d’en partager le contrôle ?
DF : En fait, c’est les deux ! Ainsi que le disait le sociologue canadien Marshall Mc Luan, Internet apparaît d’abord comme le « village planétaire mondial » ouvrant la possibilité d’accéder à tout un tas de connaissances par le biais de Wikipédia et les différents moteurs de recherche. Que ce soit depuis un PC mais également de plus en plus à partir des tablettes, smartphones et, très bientôt, des objets connectés. Il s’agit-là du volet positif axé sur la connaissance avec le monde à portée de clic. En revanche, s’impose dorénavant le fait qu’il y a de nouveaux maîtres du monde, avant tout américains et à un degré moindre asiatiques. Pour ce qui concerne les Etats-Unis, il y a les GAFA et l’ICANN qui a été institué organisme de régulation des noms de domaine en 1998 à une époque où la majorité des internautes étaient américains. Le fait est que l’on se trouve quelque peu dans le « Far web » dans le sens où le premier arrivé est le seul servi. C’est d’ailleurs exactement ce qui se passe pour la réservation d’un nom de domaine. Bref, le web ayant été impulsé par les Américains, ils ne veulent pas lâcher le pouvoir. Malgré tout, ils se rendent compte que la valeur ajoutée qui était jadis dans le matériel s’est déplacée dans le logiciel et maintenant dans les données. Ce qui conduit les Américains à investir de plus en plus dans les données. Sauf que désormais il y a l’émergence de l’Asie, laquelle se positionne sur le matériel avec des acteurs comme par exemple Lenovo et Samsung Electronics ainsi que sur le secteur du logiciel qui concerne également l’Inde très performante sur ce créneau. Par là-même, on aboutit à une géopolitique où l’on a l’esprit de David Ricardo avec la théorie des avantages comparatifs où finalement les Américains s’avèrent excellents dans l’exploitation des données. Ce qui les amène à pouvoir créer des entreprises en mesure de croître très rapidement même si elles ne sont pas rentables au départ, avec une politique de Hume ou de Locke qui est plus liée à l’empirisme par déduction, essai ou erreur. Désormais, chaque pays va se spécialiser là où il est le meilleur. Le problème c’est que la France et l’Europe font des petites choses par tâtonnement sans avoir la taille critique.
IE : Vous rappelez que les principes fondateurs d’Internet sont l’accessibilité, l’ouverture, l’interopérabilité, la neutralité. Sauf qu’entre les abonnements à acquitter auprès des fournisseurs d’accès, les éditeurs de logiciels, les opérateurs télécoms et l’absence de réelle sanction en cas de non-respect de l’obligation de neutralité, ces principes ne sont-ils pas de la pure rhétorique ?
DF : Cela le devient parce qu’il s’agit en fait d’un cadre dans un monde pur et parfait. Mais avec Adam Smith finalement, il y a la main invisible qui régule le marché et le pouvoir se situe pour les acteurs « over-the-top » en bout de chaîne. Donc, c’est les Google avec YouTube, etc. qui sont les leaders du marché qui vont guider et finalement le partage du gâteau est défavorable aux fournisseurs d’accès à Internet et encore plus aux opérateurs de Télécoms. C’est pour cela que Telefonica, Orange, bref tous les opérateurs historiques qui sont des mastodontes ont un peu de mal même si pour autant ils essaient de se diversifier de plus en plus dans le numérique. Orange a ainsi acquis Dailymotion avec cette idée de stratégie vers le numérique ayant du sens. Mais la prise de conscience et le changement dans les grands groupes est plus difficile. D’où la nécessité de créer des petites entités, des filiales, des structures agiles afin d’avoir cette capacité à innover et à rapidement incuber les nouveaux services qui constituent des leviers de croissance.
IE : Vous évoquez aussi la transparence comme garde-fou nécessaire quant aux politiques des FAI et des hébergeurs en matière d’offres d’applications et de contenus légaux. Les internautes peuvent-ils cependant réellement faire des choix en toute transparence tant sont fortes les pressions aussi bien commerciales et politiques à travers les méls, e-newsletters, etc.
DF : Le problème tient à ce que l’internaute n’est en moyenne pas assez éduqué au numérique. Bien sûr, il existe des exceptions, mais de manière globale le numérique se trouve très peu pris en compte au niveau de l’Education Nationale. Nous avons simplement créé en France une option pour la classe de terminale scientifique il y a deux ans alors qu’aux Etats-Unis les élèves apprennent à coder dès leur plus jeune âge. C’est en ayant ces réflexes de comprendre en quoi consiste un algorithme que l’on pourra avoir des générations Z qui seront très « digital compliant ».
IE : Les organisations de gouvernance instituées expressément pour Internet comme l’ISOC et l’ICANN militent en faveur de l’autorégulation, c’est-à-dire une gouvernance entièrement privée. En l’état de nos systèmes institutionnels et avec une affaire comme celle d’Edward Snowden, n’est-ce pas là pure utopie ?
DF : Pour l’instant, une gouvernance qui soit partagée reste utopique. Pour autant, on a beaucoup dit que l’affaire Snowden était quelque chose de négatif, mais avec la loi de programmation militaire et son article 13 devenue l’article 20, la France a fait pire puisqu’elle a ouvert la porte à tout un tas de cyber-surveillance étatisée et normalisée. Le pire du pire pourrait être un syndrome à la « Brazil » c’est-à-dire que l’on a une condamnation indue et on est dans l’incapacité de prouver son innocence. Il faut donc placer un certain nombre de garde-fous parce que numériser la société c’est bien, mais quel est le contre-pouvoir après ?
IE : Parlons de l’ICANN, organisme à but non lucratif de Droit californien créé en 1998, dont les décisions s’imposent à la planète entière mais qui, selon le rapport final du programme vox Internet II est un « objet juridique non identifié ». Partagez-vous cet avis ?
DF : C’est l’avis de Françoise Massit-Follea, chercheuse et consultante en sciences de l’information et de la communication pour la section des affaires européennes et internationales du CESE. Je le partage dans la mesure où finalement – c’est d’ailleurs aussi celui de Louis Pouzin, ingénieur en Informatique et inventeur du datagramme – le fait de louer des noms de domaine (sur Internet on n’est pas propriétaire mais locataire) pour une année renouvelable x fois, ne correspond pas au coût réel. Pourquoi ? Parce qu’il s’agit plutôt de l’argent permettant à l’ICANN d’accroître son influence, de tenir des séminaires, finalement de contrôler tout un pan de la structure d’Internet. La question de savoir si on aurait pu mettre en place un ICANN sur le fondement d’une gouvernance partagée avec d’autres pays et d’autres acteurs, sachant que même si cela avait été le cas n’en demeureraient pas moins des aspects de lobbying qui vont jouer. C’est par manque de lobbying aussi que la France n’a pas été choisie pour organiser les JO de Paris !
IE : Vous évoquez la tentative de prise de contrôle d’Internet par l’UIT, agence spécialisée des Nations-Unies. Quel scénario se serait-il produit si celle-ci avait abouti ?
DF : Cela aurait pu arriver. C’est d’ailleurs pour cette raison que la France a fini par se rallier in extremis à la position américaine parce qu’il valait mieux un statu quo plutôt que de risquer une gouvernance avec des pays comme les Emirats Arabes Unis, la Russie ou la Chine. Lesquels pays essaient de faire leur « petit marché » en disant vouloir devenir à leur tour les maîtres d’Internet afin de pouvoir ainsi surveiller les ressources critiques. Une éventualité très dangereuse à mon sens dans la mesure où il s’agit de pays qui n’ont pas la même notion des droits de l’homme. Pour en revenir à L’UIT, celle-ci n’avait pas modifié le règlement des télécommunications internationales depuis 1988. Par conséquent, il s’est agi plutôt d’un réexamen de ce traité qui a été fait en décembre 2012. Au Final, cela s’est soldé par une bipolarisation du monde d’Internet entre les Etats-Unis et la plupart des pays européens avec le reste du monde. Si auparavant, il y avait deux globes Est/Ouest et les non-alignés, maintenant il y a les Américains et leurs alliés d’un côté, la Chine, la Russie, etc. de l’autre. De ce fait, nous avons encore une guerre froide, mais de type numérique.
IE : Alors que l’administration fiscale française traque les optimisations pratiquées par les grands acteurs du web qui leur permet ainsi de ne déclarer qu’une partie de leur chiffre d’affaires réalisé sur notre territoire, François Hollande lors de son récent voyage aux Etats-Unis n’a cessé de multiplier les effets de charme auprès de ces mêmes entreprises. Doit-on y voir une capitulation du politique devant l’économie numérique ?
DF : Je dirai plutôt que le politique est fâché avec l’économie numérique dans la mesure où les politiciens eux-mêmes s’intéressent peu à la question. Certes, si le général de Gaulle a eu comme une vision projective par rapport à cette nouvelle forme d’économie avec le plan Calcul en 1966, par la suite, jusqu’au milieu des années 2000, il n’y a pas eu de réels projets Internet. Pendant sa présidence, Valérie Giscard d’Estaing avait en effet préféré abandonné en 1978 le projet Cyclades initié par Louis Pouzin dont le but consistait à créer un réseau global de télécommunications utilisant la commutation de paquets (NDLR : c’est ce concept qui a influencé les travaux de développement d’Internet en inspirant sa suite de protocoles) pour faire le choix du Minitel. François Mitterrand répétait souvent pour sa part « je n’ai pas d’ordinateur, j’ai Jacques Attali » ! Sous la présidence de Jacques Chirac, il y a eu en 1996 la fameuse histoire du « mulot » (NDLR : lors de l’inauguration de la Bibliothèque François Mitterrand, devant un parterre de médias et de personnalités, Jacques Chirac avait naïvement interpelé Jacques Toubon, son ministre de la Culture d’alors, pour lui demander ce qu’était au juste une souris d’ordinateur). Il n’y a eu qu’à partir de Nicolas Sarkozy, sans doute en raison de l’influence de ses conseillers et après avoir vu que Barack Obama avait accédé au pouvoir grâce à Internet, qui s’est décidé à créer le secrétariat d’Etat à l’économie numérique et le Conseil National du Numérique. Quant à notre actuel Président François Hollande, il essaie de faire la même chose que son prédécesseur en prolongeant le Conseil National du Numérique sans pour autant aller jusqu’au bout de la logique et sans remettre en cause Hadopi ! C’est tout le syndrome français ! On ne sait pas résoudre un problème, donc on crée une commission et on empile de ce fait des strates de textes législatifs qui génèrent une complexité préjudiciable. Il faudrait vraiment que l’ensemble des dirigeants et des politiques, notamment les députés et les sénateurs, puissent avoir une éducation forte au numérique. Cela a du reste commencé en 2005 avec la mise en orbite de Renaissance Numérique qui est un think tank dont l’objectif est la lutte contre les fractures numériques et le développement du numérique en France dans une optique citoyenne. Une première étape qui s’est accompagnée ensuite de la création du réseau Social Nextwork consistant à la sensibilisation des politiques au numérique. Je pense que c’est par des petites touches successives que l’on arrivera à montrer cette prise de conscience pour qu’il y ait enfin une meilleure prise en compte du numérique par les politiques dans la mesure où c’est de l’avenir de la France et de l’Europe dont il s’agit.
IE : La Chine émet le souhait de disposer de sa propre racine DNS, ce qui lui permettrait de mieux contrôler le contenu de l’Internet chinois et les opinions émises. Risque-t-elle de parvenir à ses fins ?
DF : Absolument ! Même chose du reste pour la Russie et éventuellement le Brésil. On risque d’avoir une balkanisation d’Internet avec un double jeu c’est-à-dire que certains grands Etats peuvent avoir un intranet fermé avec surveillance des populations. En même temps les entreprises peuvent être présentes sur Internet afin de bénéficier de l’économie, du libre-échange et du développement à l’international. Par conséquent, c’est ce double jeu qui risque de mettre à mal Internet qui se veut être le réseau des réseaux universels.
IE : Ne pensez-vous pas que ce fameux pouvoir démocratique, ce cinquième pouvoir comme vous l’appelez, n’est rien d’autre qu’une chimère dans une sphère de plus en plus sous l’emprise de la manipulation des esprits via la voracité commerciale, la surveillance des données et la cybercriminalité ?
DF : Finalement, Internet n’est que le reflet de la société du XXIe siècle ! Exactement comme en une époque où, avant l’apparition de la maréchaussée il y avait des brigands, notre monde actuel est totalement immergé dans le virtuel. C’est pour cela que des mafias et autres pouvoirs occultes composés d’acteurs voulant commercialiser des biens licites ou non vont malheureusement de plus en plus s’y installer.
IE : Alors Internet, nouveau maître du monde ?
DF : On peut dire ça !