Ils ont eu le courage de dire "non" : Les étudiants en lutte contre le CPE (2006)

Publié le 26 avril 2014 par Lepinematthieu @MatthieuLepine

   Lorsque le 16 janvier 2006, Dominique de Villepin, alors Premier ministre, annonce la création du Contrat première embauche (CPE), il est loin de s’imaginer qu’il vient de déclencher l’une des plus grandes mobilisations étudiantes que la France ait alors connue depuis plus de 20 ans (1). En ce début d’année, le gouvernement français cherche à refermer la plaie ouverte par les émeutes de banlieue durant l’automne 2005. Avec la création de la loi sur l’égalité des chances, il dit vouloir renforcer la lutte contre les discriminations et favoriser l’insertion des jeunes sur le marché de l’emploi. Cependant, ses propositions sont loin de faire l’unanimité. Pire, certaines d’entre-elles, comme la création du Contrat première embauche, provoquent la défiance d’une grande partie de la jeunesse. Article 8 de la loi, le CPE va être à l’origine d’un mouvement étudiant d’ampleur touchant la quasi-totalité des universités du pays entre fin janvier et début avril 2006. Le 28 mars, ce seront même près de 3 millions de personnes qui défileront dans toute la France pour réclamer son abrogation. Une mobilisation de masse qui participera inévitablement au succès de cette lutte sociale.

Manifestation du 04 avril 2006

Ils ont dit "non", à la précarisation de la jeunesse

   En janvier 2006, le taux de chômage des jeunes (2) passe la barre des 22%. En effet, bien qu’étant plus diplômés que leurs ainés, ceux-ci rencontrent davantage de difficultés à s’insérer sur le marché de l’emploi. A la sortie de leurs études, certains sont contraints d’affronter l’inactivité, parfois même pendant plusieurs années. Les difficultés sont encore plus grandes pour ceux qui ont quitté leur cursus avant même l’obtention du diplôme. Trouver un logement voir même parfois se soigner deviennent alors des défis de tous les instants.

Face à cet état des choses, le gouvernement de Dominique de Villepin propose le 16 janvier 2006, sans qu’il n’y ait eu de concertation au préalable, la mise en place du Contrat première embauche. Ce contrat de travail, réservé aux salariés ayant moins de 26 ans, est alors la mesure phare de la loi sur l’égalité des chances. Il est présenté comme un rempart face au chômage des jeunes.

L’originalité de ce dispositif, réside dans le fait qu’il comporte une période d’essai de deux ans durant laquelle l’employeur peut à tout moment se séparer de son salarié sans motif, ni préavis. A cela viennent s’ajouter une série de mesures incitatives pour le patronat, comme notamment l’exonération des cotisations patronales pour toute entreprise (3) embauchant un jeune étant au chômage depuis plus de six mois. L’idée de Dominique de Villepin est alors de permettre l’embauche des jeunes, grâce à davantage de flexibilité.

Cependant, si le premier ministre voit dans cette mesure "un contrat de confiance entre un salarié et un employeur" (4), voir même "un contrat anti-précarité" (5), la jeunesse de France y voit quant à elle l’institutionnalisation d’une "discrimination à l’égard des jeunes" (6).

"Déclaration de guerre à la jeunesse", "attaque contre les jeunes", "précarité pour tous les moins de 26 ans", "salariés jetables", "déréglementation du code du travail", "insulte faite à la jeunesse", "humiliation de toute une génération", "réelle provocation" (7), les mots ne manquent alors pas pour dénoncer le CPE.

Rapidement, les étudiants se mobilisent pour faire entendre leur voix. L’ensemble de loi sur l’égalité des chances est montré du doigt (8). Cependant, c’est bien l’article 8, relatif à la création du Contrat première embauche qui concentre les critiques : "Nous refusons de devenir une génération jetable et de n’avoir que la précarité comme perspective d’avenir ! Nous refusons la logique du « mieux que rien » car le CPE n’est pas un mieux mais un moins, et exigeons le retrait immédiat de cette mesure" (9).

Des étudiants mobilisés dans toute la France pendant près de trois mois

   Quelques jours après l’annonce de la création du CPE, des assemblées générales étudiantes (AG) sont organisées dans la plupart des universités du pays. Lors de ces rassemblements, qui ont lieu dans des amphithéâtres ou même parfois en plein air, chacun peut s’exprimer et donner son point de vu, sur la loi, sur la mobilisation ou sur tout autre sujet (10). Rapidement, la grève et le blocage des universités sont votés sur certains campus (Rennes 2 le 7 février, Toulouse-Mirail le 9…).

Là où le mouvement a du mal à prendre, les étudiants mobilisés diffusent des tracts, des pétitions, interviennent au début des cours et s’efforcent d’engager la discussion avec leurs camarades afin de les convaincre de la nécessité de s’opposer à cette loi qu’ils jugent inique. Au plus fort de la mobilisation (mois de mars) plus de 60 universités sur 84 seront cependant partiellement ou complètement bloquées.

Assemblée générale étudiante (Bordeaux)

Là-bas, les étudiants s’organisent eux aussi. Des piquets de grève sont mis en place dès l’aube afin d’éviter que les bâtiments ne se remplissent et que les cours soient maintenus. La plupart du temps, l’accès est malgré tout laissé libre aux enseignants ou encore aux étudiants préparant des concours. Cependant la mise en place de barrages filtrants donnera parfois lieu à des heurts entre grévistes et opposants au blocage. Afin d’éviter que la situation ne s’envenime, mais aussi que les étudiants mobilisés n’utilisent les locaux, certains présidents d’universités fermeront préventivement les bâtiments.

Au fur et à mesure de la mobilisation, les AG se remplissent. Des milliers d’étudiants sont parfois présents. Les cours étant annulés, ils en profitent surtout pour organiser plusieurs fois par semaine des actions et des manifestations. Ainsi les grévistes choisissent de barrer des routes, d’envahir des gares, d’effectuer des sit-in ou encore d’occuper pacifiquement certains lieux (ANPE, Chambre des métiers, Préfectures…). La pression sur le gouvernement est alors quotidienne. Pas un jour sans que les actualités locales ou nationales ne fassent allusion au mouvement étudiant.

Lorsqu’ils le peuvent, les grévistes occupent même les locaux de leurs universités et s’approprient les lieux. Des banderoles, des pancartes ou des affiches fleurissent sur les murs des bâtiments. A l’intérieur, on attribue de nouvelles fonctions aux différentes salles. Certains amphithéâtres deviennent ainsi parfois des dortoirs dans les universités totalement occupées (11). Des concerts ou des expositions sont aussi organisés ponctuellement et des caisses de solidarité voient le jour dans le but de financer tracts et autres dépenses de fonctionnement.

Afin de pouvoir au mieux débattre et se structurer, des commissions thématiques (médias, actions…) sont mises en place localement. Les universités deviennent alors des lieux de formation et d’éducation d’un nouveau genre. En effet, à travers le mouvement anti-CPE, une bonne partie des étudiants participe pour la première fois à une grande lutte sociale. Chacun se forme à son rythme, au fur et à mesure des AG, des débats, des actions. Certains se révèlent entant qu’orateur ou même parfois entant que meneur.

Au niveau national, le mouvement se structure aussi rapidement. Dès la fin janvier un collectif unitaire des organisations syndicales de jeunesses (UEC, Unef, Jeunes CGT…) est créé. Les assemblées générales étudiantes décident cependant de mettre en place une coordination nationale entre les universités en grève, composée uniquement de représentants qu’elles ont elles-mêmes élus.

Le 18 février, celle-ci se réunit pour la première fois à Rennes. En effet, la mobilisation dépassant largement le cadre des syndicats, les étudiants ne souhaitent pas que leur mouvement soit uniquement assimilé aux représentants des grandes centrales étudiants alors très présents dans les médias (Bruno Julliard pour l’UNEF…). "Seuls les portes paroles mandatés, responsables devant la coordination nationale, constituent les représentants légitimes du mouvement" (12). Début avril, la coordination réunira à Lille pas moins de 500 étudiants et lycéens, venus de plus de 100 établissements.

Une mobilisation aussi soutenue en dehors des universités

   Si les étudiants forment la principale force mobilisée dans la lutte contre le CPE, ils sont petit à petit rejoins par une partie non négligeable des lycéens, mais aussi des salariés du public et du privé, notamment lors de grandes manifestations. C’est très certainement cette union qui va d’ailleurs leur permettre de l’emporter.

Dès le mois de février d’importantes mobilisations ont ainsi lieu. On dénombre par exemple entre 200 et 400 000 manifestants le mardi 7. Cependant, c’est réellement au mois de mars que le mouvement prend de l’ampleur. A plusieurs reprises, plus de 500 000 personnes défileront dans toute la France. Le 28 mars, une journée de grève interprofessionnelle est même organisée à l’appel de l’Intersyndicale (CGT, CFDT, FO, CFTC, UNSA, FSU, Solidaires).

La mobilisation atteint alors son apogée. Entre 1 et 3 millions de personnes sont dans la rue. Le journal de 20 heures de France 2 parle même de "marée humaine". En effet, il faut retourner plus d’une dizaine d’années en arrière pour retrouver un tel mouvement de masse (13). On dénombre par ailleurs près de 600 lycées mobilisés, partiellement ou totalement bloqués. La lutte contre le CPE devient alors un sujet récurant dans les médias et fait à plusieurs reprises la une des journaux télévisés.

L’opinion public, plutôt mitigé sur les bienfaits du dispositif au moment de l’annonce du premier ministre mi-janvier, bascule alors largement du coté des manifestants. Le 29 mars, un sondage CSA annonce que 83% des sondés sont contre le maintien du CPE (42% pour sa suspension, 41% pour un retrait total). La volonté du gouvernement de jouer sur la lassitude des français est un échec.

Quelques jours plus tard, malgré la promulgation et la publication de la loi, les opposants ne lâchent pas la pression. Le 4 avril, près de deux millions de personnes bâtent de nouveau le pavé sur l’ensemble du territoire.

Des étudiants envahissent les voies de la gare de Rennes (14 février 2006)

Passage en force, pourrissement du mouvement: l’échec de la stratégie gouvernementale

   Malgré ces impressionnantes manifestations, le gouvernement de Dominique de Villepin reste inflexible. Il est hors de question de revenir sur l’article 8 de la loi. Cette attitude, le Premier ministre l’a déjà démontré au préalable lors de la bataille parlementaire et n’entant pas en changer. A l’époque en effet, celui-ci a du faire face à la détermination de l’opposition au sein de l’Assemblée nationale. Grâce à la multiplication des amendements, des rappels à l’ordre ou encore des suspensions de séances, celle-ci était alors parvenue à faire s’enliser le débat, ralentissant ainsi la procédure enclenchée.

Face à cet état des choses, le Premier ministre avait alors menacé d’avoir recours à l’article 49-3 de la Constitution (14). Un article qui stipule notamment que "le Premier ministre peut, après délibération du Conseil des ministres, engager la responsabilité du gouvernement devant l’Assemblée nationale sur le vote d’un texte. Dans ce cas, ce texte est considéré comme adopté, sauf si une motion de censure, déposée dans les vingt-quatre heures qui suivent, est votée".

Au début du mois de février, alors que la mobilisation commence à prendre de l’ampleur dans les universités mais aussi dans la rue, le gouvernement souhaite rapidement faire adopter la loi sur l’égalité des chances. Il met ainsi ses menaces à exécution. L’opposition ne déposant pas de motion de censure sur le projet de loi, celui-ci est adopté, sans vote, à l’Assemblée nationale le vendredi 10 février (15). Passage en force antidémocratique pour les uns, réponse au blocage effectué par les députés d’opposition pour les autres, le recours à l’article 49-3 démontre à l’évidence une fois de plus la détermination de Dominique de Villepin à faire passer sa loi coute que coute.

Quelques semaines plus tard, le Sénat adopte le texte à son tour. Appelé à se prononcer, le Conseil constitutionnel le valide finalement le 30 mars. Le lendemain, le chef de l’Etat, Jacques Chirac promulgue la loi et explique son choix à l’ensemble des français à travers une allocution télévisée.

Beaucoup pensent alors que le mouvement va s’essouffler et que la manifestation du 4 avril ne sera qu’un baroude d’honneur. Le bras de fer opposant le pouvoir à la rue n’a cependant pas encore touché à sa fin. Malgré les apparences, le gouvernement est dans une situation extrêmement précaire.

Voilà plusieurs mois que les universités de France sont "paralysées" et que des millions de français descendent régulièrement dans la rue. Début avril, l’opinion public s’oppose massivement au CPE et se dit de moins en moins satisfait par l’action du Président et de son Premier ministre. Dominique de Villepin bat même des records d’impopularité. Les français sont par ailleurs choqués par les scènes de violences constatées en marge de certaines manifestations.

La stratégie du pourrissement adoptée par le gouvernement finit alors par se retourner contre lui. En effet, la manifestation du 4 avril est de nouveau un succès pour les opposants au CPE. Dans les universités, les AG reconduisent même la grève et le blocage. Le vote de la loi comme sa parution au Journal officiel n’ont pas eu l’effet escompté. La détermination des étudiants reste intacte.

Jusque-là inflexible, Dominique de Villepin doit céder. Le 10 avril, sans en prononcer officiellement le terme, il est contraint d’abroger l’article 8 de la loi sur l’égalité des chances. Minimisant le sentiment d’injustice que la mise en place du Contrat première embauche avait provoqué, le Premier ministre a échoué dans son combat face à la jeunesse mobilisée.

Dans les universités, l’annonce est cependant accueillie avec scepticisme. La plupart des AG vote dans un premier temps en faveur de la reconduction de la grève. Cependant, le mouvement va s’essouffler petit à petit. Pour certains, opposés à l’ensemble de la loi, l’issue de ces quatre mois de mobilisation a un gout amère. Pourtant, le retrait du CPE est une véritable victoire. Unis et déterminés, les étudiants sont parvenus à faire reculer un gouvernement que rien ne semblait pourtant pouvoir arrêter.

En effet, sans aucune consultation préalable, celui-ci avait réussi à imposer son projet de loi, notamment en ayant recours à l’article 49-3 de la Constitution. Il était ensuite resté inflexible face à la mobilisation étudiante et aux importantes manifestations. Votée par le Sénat et jugée constitutionnelle par les "sages", la loi sur l’égalité des chances avait alors pu être promulguée par le président de la République. Et pourtant, le CPE ne verra jamais le jour. La détermination de la rue aura raison de l’intransigeance du gouvernement.

(1) Pour retrouver un mouvement d’une telle ampleur, il faut remonter à 1986 et au projet de loi Devaquet.

(2) Jeunes de moins de 25 ans.

(3) Le CPE concerne les entreprises de plus de 20 salariés.

(4) Dominique de Villepin lors d’un chat internet, 24/02/2006.

(5) Assemblée nationale, 25/01/06.

(6) Communiqué de presse du Collectif des organisations de jeunesse, 01/02/2006.

(7) Extraits de différents tracts étudiants distribués à l’époque sur les campus universitaires.

(8) Sont aussi institués par cette loi : l’apprentissage à 14 ans, le travail de nuit dès 15 ans…

(9) Tract de l’UNEF.

(10) Il faut cependant pour cela affronter la foule qui fait face et ses réactions (applaudissements, huées…).

(11) Ces occupations auront aussi parfois un coût : dégradations, vols…

(12) Appel de la coordination étudiante d’Aix-en-Provence.

(13) En 1995, le plan Juppé fait descendre près de 2 millions de personnes dans les rues.

(14) Le 09 février 2006.

(15) L’article concernant le CPE avait lui déjà été adopté le 09 février.

Principales sources :

- Geay Bertrand (dir.), La protestation étudiante, Le mouvement du printemps 2006, Raisons d’agir, 2009

- Collectif 4 bis, Le CPE est mort… pas la précarité ! , Retour sur le printemps étudiant 2006, Syllepse, 2007.

- Tracts étudiants distribués sur le campus de l’université Rennes 2 (2006).

- Journal télévisé de France 2 (janvier, février, mars, avril 2006), Ina.fr.