L’ORIENT (d'après Maupassant)
Je ne puis aborder l’hiver
Sans songer à l’un de mes amis,
Matthieu, qui vit maintenant
Aux frontières de l’Asie.
En décembre, l’année dernière,
J’avais trouvé mon bonhomme
Couché sur un divan
En plein rêve d’opium.
Matthieu était habité par l’Orient :
-« Comme ce pays vous prend !
Comme vous pénètrent jusqu’au cœur
Ses séductions invisibles,
Ses sensations invincibles !
Ah ! L’opium et sa délicieuse torpeur ! »
-« Pourquoi prends-tu ce poison ?
Quel bonheur donne-t-il donc ? »
-« L’opium console de tout.
Avec l’opium, je comprends tout.
Seule me guérit cette drogue d’Orient.
Quand je prends de l’opium, je m’étends.
J’attends une heure,
Parfois deux heures.
Je sens d’abord de légers frémissements
Puis un vibrant engourdissement.
Seule ma tête pense
Avec un bonheur immense
Et une lucidité infinie.
Je raisonne, je déduis,
Je découvre aussi des idées
Qui ne m’avaient jamais effleuré.
Je descends en de nouvelles profondeurs.
Je monte vers de merveilleuses hauteurs.
Je flotte dans un océan de voluptés.
Je savoure une incomparable félicité,
L’ivresse, l’idéale jouissance
De la pure intelligence.
Qu’importe la pensée pratique,
Je n’aime que l’illusion onirique.
Sans rêve, je serais conduit au suicide
Du fait des rudesses de la vie intrépide.
Mais là-bas quand je vivrai en Orient
À l’abri des malheurs,
Je me reposerai calmement
Dans une belle demeure…
Laisse-moi maintenant. », me dit-il enfin.
Je m’en allai.
Je ne le revis plus jamais.
Il m’adressa un simple mot en juin :
« Je suis heureux ! »
Cette lettre de Mathieu
Sentait l’encens
Et d’autres parfums troublants.