Un mois après L'Impasse-temps, bien plus qu'une agréable surprise,
paraît Car les temps changent, du même auteur. Quiconque les lira
de manière rapprochée pourra noter quelques concordances dans ces
romans, concordances qui n'auront pas à voir qu'avec leur titre.
1963. La Saint-Sylvestre s'annonce et tous les habitants, tandis que
le visage du Général apparaît sur les écrans, ne vivent pas
l'événement de la même manière. Certains l'attendent presque
depuis le 1er janvier dernier tandis que d'autres s'inquiètent de
ce qu'ils vont devenir, de qui ils vont devenir. Chaque année
en effet, on remet les compteurs à zéro, la loterie des
personnalités est ouverte. On change de statut social, de carrière.
Le directeur de banque peut devenir le clochard du quartier, le
barman troquer son bistrot pour les bureaux d'une agence de
voyage... sans se rappeler sa vie d'avant. Du passé, on fait table rase. Sauf que cette fois-ci, une
personne, une seule, garde en lui l'intégralité de ses souvenirs passés, sait tout de la personne qu'il était lors du dernier
Changement. Mais comment faire pour continuer à vivre dans un monde
qui révèle bien plus de surprises que ce à quoi on aurait pu
s'attendre ? Comment rester le même quand tous les autres ont
changé, quand le monde que vous croyiez connaître, dont vous
pensiez maîtriser les codes, aussi injustes vous paraissent-ils,
repose sur des fondations branlantes ? A moins que ce soit vous
le problème... ?
Car les temps changent est un roman diablement et efficacement
déroutant. Pour autant, cela ne veut pas dire que le lecteur sera
égaré en cours de route, quand bien même, tel un Philippe K. Dick
auquel on ne peut manquer de l'associer, Dominique Douay se joue de
la réalité... ou de l'idée que l'on se fait de la réalité, allez
savoir... Le rapprochement avec Dick paraît pour la peine évident,
mais sous la brûlante et brillante écriture de l'auteur, j'ai aussi
retrouvé l'inventivité et la folie d'un Boris Vian. Dans les images
parfois, dans la représentation de Paris, le vertige des Citésobscures de Peeters et Schuitten, les perspectives d'un Escher...
Une fois les bases du Changement accepté, les perceptions du lecteur
s'altèrent progressivement. Les éléments que l'on considère comme
acquis se troublent peu à peu, se défragmentent avec pour
conséquence de générer une surprise croissante, jusqu'à nous
faire douter de tout. Pour jouer de cet effet, Dominique Douay
n'hésite pas à jongler avec les genres, le récit faisant alterner
sans transition, le je, le tu, le il... le tout avec une fluidité
déconcertante. Ces éléments servent de faire-valoir à la dualité
de Léo, le narrateur. En devenant le seul être à ne pas subir les
turpitudes du Changement, il est à la fois libre, exempt des
contraintes du système, mais aussi prisonnier de sa nouvelle
condition, soumis à une forme d'enfermement à la fois mental,
temporel et géographique... La question se pose alors de savoir
comment il va pouvoir jouer de ces dimensions sans perdre la raison
ou sombrer dans la folie. Comment il va pouvoir s'affranchir de cette
dualité.
Sans dénigrer l'intensité de son récit, Dominique Douay nous
invite aussi à emprunter des pistes de réflexion variées ayant
trait au contrôle des masses, à la propagande et, indéniablement,
à la place de la liberté individuelle dans la société, à ses
enjeux, ses limites... brillant de bout en bout.
Car les temps changent de Dominique Douay, Les moutons électriques (Hélios), 2014, 190 p.