Jean Gadrey, né en 1943, est Professeur honoraire d'économie à l'Université Lille 1.
Il collabore régulièrement à Alternatives économiques
http://alternatives-economiques.fr/blogs/gadrey/2014/04/15/sortir-de-l%E2%80%99euro-de-l%E2%80%99union-13-les-protagonistes-a-gauche/
Un vrai débat existe à gauche sur ces questions. Il prend parfois un tour regrettablement polémique, vu les fortes « personnalités » en présence, mais il oppose des gens qui, contrairement au FN, voteraient tous pour un projet d’Europe solidaire, sociale et écologique s’ils croyaient qu’un tel projet est à portée de main.Certains d’entre eux pensent que, à défaut d’être à portée de main, cela reste un combat à poursuivre sans sortir de l’euro ni de l’Union (sauf en dernier recours, sous la contrainte d’une crise encore plus grave). D’autres pensent que c’est déjà fichu, illusoire, et qu’au fond on ne pourra reprendre un tel projet coopératif qu’après une période de retour aux Etats nations et aux frontières et monnaies nationales. La « démondialisation » qu’ils défendent supposerait aussi une « déseuropéisation ».Je ne me suis pas exprimé jusqu’ici sur ce sujet. Si je devais répondre à la question : « est-ce que, aujourd’hui, l’UE, telle qu’elle fonctionne, vous semble apporter plus d’inconvénients ou plus d’avantages pour les peuples que la coexistence des nations », je répondrais « plus d’inconvénients », avec des arguments semblables à ceux que j’ai utilisés quand je défendais en 2005 le « Non » au projet de TCE (Constitution).L’Europe actuelle est, en dépit de rares avancées qui m’aident à ne pas désespérer de sa refondation (billets suivants), une caricature de démocratie, avec en particulier sa Commission et sa BCE faisant la loi économique et financière, dans une orientation profondément néolibérale. Si nous ne parvenons pas à en changer les règles et les traités en nous opposant frontalement à ce qui existe, elle est fichue et, en effet, il n’y aura pas d’autre choix que d’en sortir. Selon certains, nous n’avons que trop attendu pour le faire, mais telle n’est pas ma position actuelle.Il ya quelques jours, l’économiste Bernard Maris écrivait dans Charlie Hebdo qu’après avoir voté oui aussi bien à Maastricht en 1992 qu’au projet de Constitution en 2005, il était désormais convaincu qu’il fallait quitter la zone euro. Il ne me viendrait pas à l’idée de lui reprocher d’avoir, comme il l’écrit, « viré sa cuti », vu qu’il m’est arrivé plus d’une fois de virer la mienne sur des sujets importants à mes yeux. Pourtant, je ne vais pas suivre Oncle Bernard cette fois. Je commence dans ce billet par les protagonistes à gauche.TOUR D’HORIZON DES POSITIONS ET OPPOSITIONS A GAUCHEQui trouve-t-on de part et d’autre comme personnes et collectifs ? Il est certes réducteur d’envisager seulement deux positions, mais, dans le cas présent, quitter l’euro au plus vite et de façon volontaire s’oppose assez clairement à ne pas choisir de le quitter, même si, dans les deux cas, des variantes existent que j’évoquerai. Je privilégie le cas de la France et des personnes et groupes « de gauche » connus pour leur hostilité au néolibéralisme, ma ligne de partage étant une opposition nette au projet de traité transatlantique. Il m’est difficile de ranger le PS actuel dans cette catégorie même si une partie de ses membres et proches pourrait l’être.Dans cet ensemble, les « pour » (quitter) sont en premier lieu des intellectuels, et parmi eux une majorité d’économistes. Ils ont acquis une audience dans certains médias, ce qui ne veut pas dire qu’ils passent souvent à la télé… Les plus présents depuis plusieurs années sont Jacques Sapir, Emmanuel Todd et Frédéric Lordon. Ils sont très minoritaires mais pas isolés dans la galaxie des intellectuels situés clairement à gauche. Au sein des « économistes atterrés », qui ont publié fin 2013 un gros et bon livre collectif (Changer l’Europe !), les deux courants existent, même si, dans ce livre au moins, les « pour » (quitter) sont ultra-minoritaires parmi les seize co-auteurs.Du côté des organisations, partis, syndicats et associations, la proposition de sortie de l’euro est très isolée, au moins au niveau des instances dirigeantes, ce qui ne dit rien des débats internes qui existent à coup sûr. Le Parti communiste et le Parti de gauche sont, avec des nuances, contre la proposition de sortie volontaire, tout comme le NPA, EELV et « Nouvelle Donne », et de même, du côté des syndicats, mais de façon prudente, pour la CGT, Solidaires et la FSU. Idem, très nettement, pour Attac et la Fondation Copernic, nonobstant des débats internes assumés.J’ai oublié le M’pep, favorable à la sortie de l’euro et de l’Union, au point d’appeler à l’abstention aux prochaines élections européennes, mais ce n’est pas en dire du mal que d’affirmer que son poids est infime dans ce concert. Todd lui aussi voit dans l’abstention « la seule arme contre le FN et les européistes », mais comme je me refuse à polémiquer, je ne dirai pas ce que j’en pense, d’autant que ce n’est pas la question de ce billet. Sapir juge d’ailleurs cette position « erronée ».ET LES CITOYENS DE BASE ?Peut-on parler de ce qu’en pensent les citoyens « de base », à partir de quelques sondages ? Oui, mais avec beaucoup de limites. D’abord, surtout quand le sujet est complexe, les sondages ne remplacent pas de vrais débats (tels que ceux qui se sont déroulés avant le referendum sur le TCE). Ensuite, ceux qui existent n’aident pas toujours. Par exemple, les sondages réguliers de l’IFOP depuis 2010 sur la question binaire « Diriez-vous qu’aujourd’hui pour votre pays c’est plutôt une bonne chose ou plutôt une mauvaise chose d’appartenir à l’Union Européenne ? » ne permettent pas de savoir si les personnes qui répondent que c’est plutôt une mauvaise chose AUJOURD’HUI (ils seraient devenus légèrement majoritaires) pensent ou non qu’il faut en sortir.Plus utile et moins ambiguë est une autre question du même sondage : « souhaitez-vous que votre pays abandonne l’euro et revienne à la monnaie nationale ». Voici le graphique depuis 2010 (cliquer sur le graphique pour l’agrandir) :Il n’est pas évident, au vu de ce graphique, que les avocats d’une sortie de l’euro aient gagné des points depuis quatre ans dans l’ensemble de la population, même s’il me semble possible, mais sans preuve, qu’ils en aient gagné depuis la période précédant la crise. Je n’ai pas trouvé de répartition des personnes interrogées selon leurs préférences politiques ou leur catégorie sociale, sauf cette mention : les deux fractions de loin les plus favorables à un retour au franc sont les sympathisants du FN (à 67 % contre 33 %), et dans une moindre mesure ceux du Front de gauche, à 55 % contre 45 %. Il est aussi indiqué que les plus de 65 ans sont nettement moins favorables que la moyenne à la sortie de l’euro dans les pays enquêtés. Mais pour ma part et vu mon âge, je n’ai rien contre les vieux…Quelles premières conclusions puis-je tirer de ce qui précède, avant d’en venir, dans les billets suivants, au contenu des propositions respectives ? D’abord, l’isolement considérable des avocats de la sortie de l’Euro (et de fait de l’Union, billet suivant) au sein du « peuple de gauche » et de ses collectifs ne prouve certainement pas qu’ils ont tort, mais me fait penser qu’ils échoueraient lourdement DANS LEUR PROPRE CAMP si un grand débat national était organisé. Sans doute pensent-ils le contraire. Je ne peux pas leur reprocher.Ensuite, la position de sortie est presque uniquement portée devant l’opinion par des intellectuels et majoritairement par des économistes. Ils empruntent, pour convaincre, des arguments avant tout économiques. J’y reviendrai, mais ma conviction est que – sur ces questions comme sur d’autres – l’économie et les économistes ont bien trop de poids dans le débat public. Ces questions sont d’abord philosophiques, culturelles, éthiques, accessibles à des non spécialistes, bref citoyennes. Organisons donc des conférences citoyennes, de vastes débats publics, les intellectuels y auront une place modeste, celle que Keynes préconisait pour les économistes : sur la banquette arrière, pas au volant.C’est sans doute parce que les économistes ont trop d’influence que ce débat utilise plus souvent l’entrée par l’euro que l’entrée par l’Europe. On est alors enfermé dans des controverses bourrées d’incertitudes (billets suivants) sur les dévaluations, la compétitivité, l’inflation, une monnaie commune, etc. au risque de perdre toute vision politique, sociale et écologique.Un dernier argument. Le même sondage IFOP a été réalisé dans trois autres pays de la zone euro : Espagne, Italie et Allemagne (graphique ci-après). Le souhait de sortie de l’euro y est le plus fort dans le pays « dominant », l’Allemagne, et à peu près comparable en Espagne et en Italie à ce qu’il est en France, bien que ces deux pays du Sud aient été beaucoup plus malmenés par la Troïka. Je n’ai pas vu de sondage récent pour la Grèce, le pays le plus meurtri, mais ceux qui avaient été réalisés en 2012 indiquaient une écrasante majorité en faveur du maintien dans l’euro. Par ailleurs il ne semble pas que la vraie gauche (selon moi) de ce pays soit prête à suivre les recommandations de Sapir, Todd et Lordon. Le parti Syriza, qui pourrait devenir le premier du pays, ne préconise pas la sortie de l’euro ni de l’Union, mais, entre autres, l’annulation d’une partie significative de la dette publique et la reprise en mains du secteur bancaire (voir, dans le « Diplo » de février 2013, cet article d’Alexis Tsipras, ainsi que cet article plus récent). Une position proche de celle du CADTM, comité pour l’annulation de la dette du tiers-monde.Sans polémiquer, j’ai un peu de mal à voir ces organisations et mouvements comme des « européistes » utopistes, bien gentils mais naïfs, tancés par quelques intellectuels et économistes brillants, dont je suis parfois proche, mais qui ne se posent guère la question des alliances pouvant conduire leurs thèses à l’emporter démocratiquement. Mais cette opinion ne dit rien du débat de fond sur l’euro et l’Europe… à suivre, avec le prochain billet : « Sortir de l’euro ? De l’Union ? (2/3 : les oppositions de fond) ».Pas évident de résumer et d’évaluer en un (gros) billet ce qui correspond à de nombreux livres publiés depuis plusieurs années. Complication : il existe une certaine diversité interne aux deux principaux pôles. Je l’évoquerai, sans pouvoir aller très loin.Commençons par ce qui est commun aux deux « camps » car c’est au moins aussi important que ce qui les divise. La galaxie intellectuelle à laquelle je m’intéresse est, pour résumer, celle de la gauche opposée au néolibéralisme, au « libre-échange », au projet de traité transatlantique, à la BCE actuelle et aux diktats de la Troïka, et, peut-être en premier, celle qui veut « arraisonner la finance ». Evidemment, cela crée des liens forts ! On peut donc souvent retrouver ces personnes et ces collectifs dans des mobilisations communes. Mais ils divergent entre eux sur les questions (en partie liées, mais pas tant que ça) de la sortie volontaire de l’euro (et de l’Union) et sur celle du « protectionnisme » que je ne traiterai pas pour le moment.Aucun des protagonistes n’envisage une issue désirable dans le cadre des traités actuels. Avec ou sans euro, c’est toute l’Union qui est frappée par la libre concurrence, qui le sera par le traité transatlantique s’il est ratifié, qui subit l’impact des lobbies bruxellois sur les directives européennes, la libéralisation des services publics et bien d’autres dommages.LE SCENARIO CENTRAL DES « CONTRE LA SORTIE VOLONTAIRE »Pour eux, des réformes de fond des traités restent possibles, au prix de fortes mobilisations, résistances et formes de « désobéissance », portant principalement sur le statut de la BCE afin qu’elle joue un rôle de vraie banque centrale démocratisée, sur la règle d’équilibre budgétaire (largement contournée depuis des années, mais qui pèse toujours), sur une coordination économique tournée vers le soutien à l’emploi dans le cadre de la transition écologique et sociale, sur la lutte contre le dumping fiscal et social selon des principes d’Europe sociale et écologique.Pour eux (comme pour moi), des réformes profondes de la finance, dont la séparation des banques d’affaires et de dépôt et une vraie taxation de TOUTES les transactions financières - deux domaines où… c’est la France qui bloque aujourd’hui des propositions européennes non négligeables ! - sont également possibles, tout comme l’éradication des paradis fiscaux. Le budget européen devrait être renforcé (mais par exemple un impôt européen sur les dividendes ou sur le patrimoine pourrait largement y pourvoir), tout autant que les pouvoirs du Parlement, avec à moyen terme un gouvernement européen découlant du suffrage universel. Personne ne pense évidemment que tout cela pourrait être obtenu d’un coup et vite. Mais tous estiment qu’existe la possibilité de construire dans les prochaines années un rapport de forces en faveur de ces transformations institutionnelles et que certaines de ces mesures sont même accessibles assez rapidement.LE SCENARIO CENTRAL DES « POUR LA SORTIE VOLONTAIRE »Ces derniers estiment que ce qui précède est « illusoire ». Une avancée du fédéralisme (démocratique, et non pas autoritaire) leur semble exclue. Il faut donc redonner marges de manœuvre et pouvoirs aux peuples et aux Etats nationaux, avant d’envisager de repartir dans un projet européen coopératif. Il faut par conséquent aussi en finir avec l’euro parce que, tel qu’il est, il fait plus de dégâts sociaux qu’il n’apporte de bénéfices. La sortie pourrait être organisée avec une « monnaie commune ».Ce scénario a plus de variantes personnelles que le précédent, vu qu’il faut inventer des solutions politiques et économiques à la sortie de l’euro et que ces solutions sont diverses (voir par exemple les « scenarii de dissolution de la zone euro » de Sapir et Murer, téléchargeable). La reprise en mains ou « démarchéisation » de la finance est commune aux deux camps, mais le scénario de sortie est bien plus protectionniste, au sens classique des protections aux frontières nationales (droits de douane).LA MONNAIE UNIQUE CONDAMNEE PAR LES ECARTS DE COMPETITIVITE ?La solution pour remplacer l’euro se trouve notamment, avec des variantes, chez Jacques Sapir, Frédéric Lordon, Gaël Giraud ou Jacques Mazier. Le raisonnement, purement économique, est le suivant. Une monnaie unique n’a pas d’avenir dans un espace dont les pays ont de tels différentiels de gains de productivité, de gains salariaux et donc de compétitivité, sauf si le budget européen était multiplié par trois ou quatre et s’il était utilisé pour « faire du rattrapage » (des transferts) ce qui semble exclu à un horizon prévisible.Aux Etats-Unis, explique Gaël Giraud dans son excellent livre « l’illusion financière » (voir mon billet du 7 juin 2013), « ces transferts atteignent jusqu’à 4 % du PIB, contre moins de 1 % au sein de la zone euro »… « On peut estimer que Berlin et Paris n’ont pas à verser 4 % de leur PIB en transferts au profit de Lisbonne ou Athènes. Mais, dans ce cas, il faut renoncer à prôner le fédéralisme européen ».Avec la monnaie unique, dans leurs échanges entre eux, les pays dont la compétitivité reste durablement inférieure à celle du « meilleur » (l’Allemagne), voient leurs comptes extérieurs se dégrader inexorablement, privés qu’ils sont de l’arme de la dévaluation de leur monnaie. Il ne leur reste, éventuellement, que l’arme de la dévaluation « interne », c’est-à-dire le freinage ou la régression des salaires, l’austérité. Or autant cette solution peut fonctionner pour un temps en Allemagne, au prix de gros dégâts sociaux, autant elle entraine les pays en retard dans une spirale plus ou moins récessive. La monnaie unique creuse alors les écarts, c’est ce qui la condamne.Quand je lis ces démonstrations, je suis perturbé. Et puis j’essaie de me ressaisir en me disant que c’est de l’économie, seulement de l’économie, et que les économistes peuvent se tromper, même ceux que j’apprécie. L’avenir d’une monnaie unique et de son espace économique ne serait qu’une question de compétitivité comparée ? Il n’y aurait que deux grandes « armes » : la dévaluation et l’austérité salariale ?MES CRITIQUES DE CE RAISONNEMENTPourquoi alors, comme je l’ai montré dans un précédent billet, les principaux pays de la zone euro ont-ils vu pendant quinze ans, entre 1993 et 2008, leurs taux de chômage converger nettement, mais aussi, en tendance globale, leurs PIB par habitant, leurs gains de productivité du travail, leurs ratio de dette publique ? Pourquoi la compétitivité industrielle de la Grèce, de l’Italie et de l’Espagne était-elle bonne jusqu’en 2008 ? La belle démonstration précédente peut-elle être infirmée par les faits pendant quinze ans et vérifiée seulement depuis 2008 ? Il doit y avoir un truc qui cloche. J’ai fourni mon interprétation de ce truc : c’est La finance (et non la monnaie unique), relayée par la Troïka, qui est coupable de la divergence économique des pays européens après 2008.Je me répète : il n’y aurait (probablement) pas eu de divergence économique notable dans la zone euro après 2008 si plusieurs des mesures raisonnables suivantes avaient été prises, AUCUNE N’EXIGEANT UN BUDGET EUROPEEN PLUS IMPORTANT : 1) si le « sauvetage des banques » s’était accompagné de contreparties exigées en faveur de l’économie réelle, d’une vraie séparation bancaire, et si besoin de prises de contrôle des banques les plus dangereuses ; 2) si la BCE avait coupé l’herbe sous le pied aux « marchés » en prêtant (directement ou indirectement) à 1 % aux Etats les plus endettés ; 3) si une partie des dettes publiques excessives, en particulier en Grèce, avait été jugée illégitime (ce qui était bien le cas) et annulée ; et 4) si la stratégie européenne d’austérité publique (dont même le FMI a fini par admettre qu’elle était dommageable) avait été rejetée.La finance libéralisée a pu instrumenter – parce qu’on l’a laissé faire - l’existence d’une monnaie unique comme elle aurait instrumenté des monnaies multiples en les soumettant à une spéculation encore plus effrénée, non plus seulement sur les obligations (les dettes publiques), mais, en plus, sur les devises (les monnaies nationales). On aurait probablement alors assisté à d’autres grandes divergences, pas forcément les mêmes, mais non moins lourdes de conséquences, chaque pays livré à la spéculation se lançant dans une course à la « dévaluation-compétitive-qui-va-relancer-la-croissance » revenant plus ou moins à appliquer des plans d’austérité. Etienne Balibar estime à juste titre selon moi que l’on ne gagnerait rien au remplacement de la concurrence néolibérale actuelle par « une concurrence par la dévaluation » (Le Monde Diplomatique de février).LA REPONSE : UNE MONNAIE COMMUNE SANS SPECULATION SUR ET ENTRE LES MONNAIES NATIONALESLes partisans de la sortie ont une réponse à l’argument précédent. Un très bon exposé, avec les variantes et les alternatives, est celui de Jacques Mazier dans le livre des « atterrés ». La monnaie commune qu’ils préconisent est conçue ainsi. L’euro subsisterait, mais seulement pour les transactions hors de la zone euro. A l’intérieur de la zone, chaque État retrouverait une monnaie nationale (un euro-franc pour nous) dont la parité avec l’euro serait négociée chaque année par les responsables politiques, ce qui réduirait ou annulerait la spéculation sur ces monnaies nationales (mais pas sur l’euro externe). Avantages connexes : l’autonomie recouvrée des banques centrales nationales leur permettrait si besoin de « monétiser » leurs dettes nationales et de financer la transition écologique par la création monétaire.Cela dit, il est clair que ces négociations resteraient des négociations de dévaluation ou réévaluation, même si elles ne s’effectuent pas sous la pression des marchés financiers. Immédiatement, la
dévaluation de la lire, de la drachme, du franc… s’imposerait par rapport au mark ou au florin (sinon, la proposition ne sert à rien). On peut prévoir une belle foire d’empoigne, certes politique, mais foire quand même, de sorte que l’argument de Balibar (une concurrence par la dévaluation) reste entier. Les avocats de la sortie restent discrets sur l’inflation (par le renchérissement des importations) suivant inévitablement la dévaluation, en général plusieurs dévaluations. En fait, on peut craindre qu’une autre modalité d’austérité (baisse du pouvoir d’achat du fait de l’inflation importée, à commencer par la facture énergétique) ne soit la conséquence de ces dévaluations.L’Allemagne, souvent citée par Lordon comme obstacle décisif à toute issue coopérative au sein de l’Union, aurait tout à perdre (dans la logique qui est actuellement la sienne), vu que ces dévaluations annuleraient tous les « efforts » accomplis depuis dix ans, sur le dos de ses salariés et de son peuple, pour booster sa compétitivité extérieure vis-à-vis du reste de la zone euro. Elle s’y opposerait avec la même vigueur qu’elle s’est opposée à toute idée de vraie banque centrale capable de prêter directement aux Etats. Et si un de ces jours les dirigeants allemands changeaient de position, parce que ça peut bouger dans ce pays aussi (voir Guillaume Duval), alors les propositions de réformes profondes des traités et de la BCE portées par l’autre camp pourraient retrouver autant de couleurs que celles que je viens de citer.Par conséquent, cette monnaie commune, qui a tous les atours d’une solution coopérative, ne l’est pas plus à mes yeux que la monnaie unique actuelle. Dans les deux cas, la suite dépend non pas principalement de la monnaie (c’est le fétichisme de la monnaie), mais d’un sursaut dans plusieurs pays, de la capacité à arraisonner la finance et de faire prévaloir un projet écologique et social en Europe et dans chaque pays.UN BUDGET EUROPEEN PLUS IMPORTANT ?Oui, il faudrait plus de transferts budgétaires et un plus gros budget pour l’Union, qui n’a même plus les moyens de verser des fonds structurels ayant l’ambition de ceux des années 1990 alors qu’il en faudrait plus dans cette Europe trop vite élargie. Mais les partisans d’une sortie en rajoutent une louche en évoquant 4 ou 5 % du PIB européen comme condition nécessaire à la « non sortie ». Il n’existe pas plus de montant optimal d’un budget européen solidaire qu’il n’existe de taux de chômage optimal ou de ratio de dette optimal, n’en déplaise aux modèles sophistiqués de « zone monétaire optimale » des économistes. L’analogie avec les Etats-Unis n’est pas pertinente selon moi, et l’évocation du « fédéralisme » est bien trop vague, tant ses variantes sont nombreuses.Aucune des mesures que j’ai citées et qui auraient permis de juguler la crise en 2008-2009 n’exige un plus gros budget. Et si, à l’avenir, il faudrait en effet l’augmenter, on peut aussi affirmer qu’il existe bien d’autres modalités de solidarité économique et financière entre des Etats si l’on souhaite une certaine convergence de leurs destins. Au moins aussi importante serait une « solidarité non budgétaire » appuyée notamment 1) sur une BCE qui aurait pour mission l’attribution de crédits à des taux très bas (de la création monétaire sélective) aussi bien pour la transition écologique que pour la convergence sociale, et bien évidemment pour dégonfler les dettes publiques excessives, 2) sur une convergence fiscale commençant par l’impôt sur les bénéfices des entreprises (ou sur les dividendes), et 3) sur le boycott des paradis fiscaux par les pays de la zone euro.Et puis il y a, toujours hors budget communautaire, ce que beaucoup d’économistes (pas tous) laissent de côté : la « convergence par les règles », qui, si elles vont dans le bon sens, contraignent les Etats membres (et/ou leurs entreprises) à utiliser leur propre budget à des fins sociales ou écologiques. Des exemples ? Oui, très nombreux, dont celui-ci : pendant les années 1980-90, et en particulier entre 1989 et 1992, plus de trente directives « progressistes » ont été adoptées, souvent à l’initiative des syndicats, sur l’amélioration des conditions de travail et de la santé au travail. Voir ce remarquable article de Laurent Vogel « Le travail, grand absent du scrutin européen », dont je reparlerai, ainsi que, du même auteur, un article de la « BTS newsletter » de mars 1998 sur l’application de ces directives au cours des années 1990.Ce qui précède est-il plus ou moins « réaliste » que les scénarios de sortie ? Ce sera pour le prochain billet, dernier épisode de la série : Sortir de l’euro ? De l’Union ? (3/3 : quelle voie est la plus « réaliste » ?)Le réalisme dont il sera question est à la fois économique, politique, social, culturel voire affectif, car on entre ici dans un domaine qui associe la raison et la passion, la logique et les croyances voire les « affects » qu’affectionne Frédéric Lordon… non sans « raison ».Cela explique en partie la forme parfois rude des controverses entre proches, parmi lesquels des polémistes patentés, chaque camp ayant tendance à qualifier les autres d’illusionnistes, pour ne citer que le qualificatif le plus doux.Ceux et celles qui souhaiteraient disposer de la série des trois billets en un fichier unique (8 pages) peuvent suivre ce lien :sortieuecomplet.pdfREALISME SUR LE PLAN DES « AFFECTS »Si je commence par les affects, je trouve que le plus étonnant est qu’il y ait encore plus de la moitié de nos concitoyens - mais c’est vrai aussi pour les autres pays de la zone, y compris ceux du sud - qui ne rejettent pas l’Union européenne (voir cette analyse de mai 2013), alors que l’Europe institutionnelle actuelle, néolibérale, a fait tant de dommages ces dernières années. Une des raisons, mais ce n’est pas la seule, est évoquée par Benjamin Coriat et Thomas Coutrot : « L’idéal de fraternité européenne [incluant l’aspiration à la paix, JG] a longtemps soutenu le projet communautaire, jusqu’à la fin des années 1970 où l’Europe a su, après la chute des dictatures, accueillir et protéger les fragiles démocraties grecque, portugaise et espagnole, et à coups de fonds structurels puisés dans le budget commun, favoriser leur inclusion en exorcisant les pulsions nationalistes. ».Propos « européistes » dépassés ? Peut-être, mais à chacun ses affects… Et de toute façon, ces derniers font partie d’une évaluation du réalisme des scénarios en présence, au moins autant que les arguments économiques, si l’on parie sur la démocratie pour trouver une voie. Je renvoie aussi à mon premier billet de la série.RAPPORTS DE FORCES POLITIQUES EN EUROPEIci, c’est plus difficile de se prononcer. Je suppose que, dans le rapport des forces, on évite d’invoquer le secours des partis d’extrême droite en Europe, mais ils pourraient peser en cas de consultation par vote. Prenons les propositions alternatives qui consistent soit à « combattre de l’intérieur » le système euro actuel soit à en sortir. Ce que j’en ai dit est qu’aucune de ces deux voies ne réglait plus aisément que l’autre la question des forces opposées, des conservateurs allemands, de la finance, de la BCE à dessaisir ou à refonder. En revanche, ce que l’on sait des pays du sud de l’Europe est que, même actuellement, ils ne sont pas tentés par la sortie. Leur imposer ? Les convaincre ? J’ai des doutes.ON AURAIT PLUS DE MARGES DE MANŒUVRE DANS LE CADRE NATIONAL ?A nouveau, sur le papier des économistes, la réponse est oui : une banque centrale nationale, la possibilité de favoriser les productions nationales et d’autres très bonnes nouvelles, si je mets de côté les effets négatifs de l’inflation importée et de la facture énergétique alourdie. Mais l’encre des économistes sèche plus vite que les rapports de force nationaux. Les conservateurs et les lobbies d’affaires sont-ils moins influents à Bercy et à l’Elysée sous un gouvernement « de gauche » qu’à Bruxelles avec une Commission de droite ? Arraisonner la finance sera-t-il plus aisé chez nous ? La transition écologique mieux défendue ? Je n’en crois rien. Je l’ai rappelé : c’est aujourd’hui la France qui freine des quatre fers aussi bien une réforme des banques (qui va dans le bon sens) proposée par Bruxelles qu’une taxation des transactions financières approuvée par… l’Allemagne ! Enfin, qui déclare à Obama qu’il serait bon d’accélérer les négociations du funeste traité transatlantique ? Merckel ? Barroso ? Non, Hollande.Le Royaume-Uni a gardé sa monnaie nationale. Sa banque centrale mène, contrairement à la BCE, une politique de rachat massif des obligations d’Etat. Cela empêche-t-il le gouvernement de Sa Majesté de mener une des politiques d’austérité les plus dures en Europe ?L’oligarchie n’a pas de frontières, et s’il est vrai que les mobilisations exigées pour aller vers une autre Europe démarreront probablement dans quelques pays plus combatifs à un moment donné, parce qu’on ne peut pas parler, c’est vrai, de « mouvement social européen », le repli sur chaque nation n’est vraiment pas une garantie d’avancées sociales et écologiques.L’ECOLOGIE COMME ENJEU (AUSSI) EUROPEENLes enjeux écologiques sont largement ignorés du côté des partisans de la sortie, dont le principal objectif est le retour de la croissance et de la compétitivité. Il faut faire une exception dans le cas de Gaël Giraud, seul vrai écolo parmi eux. Ces enjeux sont plus présents de l’autre côté, par exemple dans les contributions de Jean-Marie Harribey et de Benjamin Coriat au livre des « atterrés ».Or c’est très important à mes yeux. Les périls sont immenses et ils ont commencé à se manifester. L’Europe actuelle n’est guère plus exemplaire dans ce domaine que dans les autres, mais la France l’est encore moins. Elle a même un énorme retard sur les énergies renouvelables et une énorme « avance » sur le nucléaire, deux beaux résultats de nos « élites » strictement nationales.Peut-on penser qu’un mouvement de retour vers les nations favoriserait le combat qu’il va falloir mener contre le changement climatique ? Les avocats de la sortie, focalisés sur la compétitivité relative des nations, verraient-ils d’un bon œil des mesures franco-françaises de fortes réductions des émissions de l’industrie, de refus des gaz de schistes, de coup de frein négocié à la production automobile et aux grands travaux inutiles ? Comment ne pas admettre que toutes ces mesures, et d’autres, supposent des « jeux » coopératifs dont il sera moins aisé de définir les règles dans un système que j’ai tendance à voir comme celui du « chacun pour soi et les dévaluations pour tous » ?