À six mois de la fin de mon mandat de président de l’université Paris-Descartes, je me suis demandé ce que j’allais faire après : me représenter ? Faire de la politique ? Être conseiller dans un cabinet ministériel ? Aucune de ces perspectives ne m’enthousiasmait vraiment. Ce que je désirais le plus, c’était de prendre le chemin. J’ai eu une vie très active pendant très longtemps, avec des postes à responsabilités - à même pas 40 ans, je dirigeais un laboratoire de 120 personnes ; et ça a fini par une université de 40000 étudiants et 5000 salariés. Une vie donc où une grande partie de votre journée est occupée à réagir aux sollicitations des autres. On réagit plus qu’on agit. On ne pense pas pour soi. Je me suis souvenu d’une rencontre que j’avais faite au début des années 1980, en randonnée avec un groupe d’amis au puy de Sancy.
J’avais aperçu un matin la silhouette allongée d’un vieux monsieur avec ses deux cannes anglaises posées à côté de lui, enveloppé dans sa couverture de survie, qui s’était fait prendre par le mauvais temps la veille au soir. Je lui avais posé cette question absurde : - Qu’est-ce qu'un homme dans votre état peut bien faire, ici ?» Il m’avait rétorqué : - Eh quoi, vous voudriez que je sois dans un hospice à quémander le pistolet et le bassin ? Chacun d'entre nous choisit sa vie. » Ça m'a marqué. En prenant le chemin, je ne répondais à la sollicitation de personne, je choisissais ma vie.
...Je voulais trouver une situation optimale pour consacrer à la pensée l’essentiel de mon temps. Et pour parvenir à cela, la marche est un moyen qui a peu d'équivalents. « Je est un autre », disait Rimbaud. Et on a rarement l’occasion d être en tête à tête avec cet autre. Quand vous marchez sur des centaines de kilomètres, seul, vous êtes vraiment face au personnage singulier qui est ce «je ». Et ce dialogue avec lui est ce qu’on appelle la pensée. C’est ce bonheur que je suis d’abord allé quérir, mais avec le désir profondément humaniste de trouver le moyen de partager. Il y a un proverbe gitan que j’apprécie : « Tout ce qui n'est pas partagé est perdu. » Je ne supporte pas une certaine mode actuelle du développement personnel, qui n’est pas une manière de s’enrichir pour donner, mais plutôt une forme du nombrilisme le plus mesquin. La seule justification de mon enrichissement durant le parcours, c’était le partage.
Et pourtant, malgré l’un des printemps les plus pourris du siècle, malgré toutes les anicroches et les accidents de parcours, mon enthousiasme et mon bonheur n’ont guère connu d’exception, en dehors d’une journée où mes pieds se sont retrouvés dans un très triste état...
Marcher permet de tout voir, en effet, et de se confronter à la réalité du pays. Les gens avaient des choses à me dire et à me demander : comment notre région peut-elle s’en sortir, etc. ? Comme je suis parti des Ardennes, j'ai commencé par du lourd. Et cela m'a suivi pendant les deux tiers de mon parcours. Dans toutes les régions jadis industrialisées que j'ai traversées, il y a une grande souffrance. J’ai entendu ce terrible « ils nous ont tout pris ». Les gens ont l’impression d’être abandonnés et qu’on leur en veut, que leurs valeurs sont l’objet d’un opprobre, d’une agression permanente de ces forces obscures, ce « ils », ce « on » qui conduisent vers un avenir encore pire qu’un présent que l'on rejette. Alors cela induit un sentiment de sécession et un positionnement réactionnaire inquiétant. Puisque seul le passé est considéré comme avoir été bon. Aux experts qui nous présentent l'économie à travers l’évolution de paramètres macroéconomiques comparés, de pays en pays, d’hôtel de luxe en hôtel de luxe à travers le monde, je propose de tailler un bâton et de se mettre en route avec moi pour se confronter à la réalité.
Axel Kahn
son blog
source : La Vie