Le Capital au XXIe siècle selon Thomas Piketty

Publié le 24 avril 2014 par Blanchemanche

 PAR JOURNAL CESAR

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L’essai de la rentrée ? En tout cas, Le Capital au XXIe siècle(Éditions du Seuil) de Thomas Piketty, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, fait grand bruit. Fondé sur quinze ans de recherche et une équipe internationale d’une dizaine de chercheurs, cette somme de mille pages retrace sur trois siècles et vingt pays la dynamique des inégalités de richesse.Le Capital au XXIe siècle, est une étude extrêmement fouillée sur les inégalités de revenus et de patrimoine dans le monde. À quelles conclusions avez-vous abouti pour la France ?
Thomas Piketty - Du point de vue de l’ampleur totale des patrimoines, le résultat le plus frappant est que l’on retrouve aujourd’hui un niveau de prospérité patrimoniale qu’on n’avait pas vu depuis la Belle époque. Au total, les Européens dont la France, possèdent plus de 6 années de production nationale en patrimoine mobilier, financier, après avoir retiré toutes les dettes. Alors que dans les années 50-60 l’on était à peine à 2 ou 3 années de production nationale. Si en soi ce grand retour du patrimoine peut être souhaitable, il pose des problèmes de répartition qu’on avait oubliés parce que, durant les Trente glorieuses, comme l’on était dans un capitalisme de reconstruction, les patrimoines avaient en partie disparu pour des raisons tragiques liées aux guerres. Mais aujourd’hui l’on retrouve un monde plus inégalitaire que dans les Trente glorieuses car, au fond, il n’y a pas d’autre capitalisme que patrimonial.À cet égard, vous conseillez de relire Le Père Goriot de Balzac, dans lequel l’ancien bagnard Vautrin expose au jeune noble Rastignac que le plus sûr moyen de faire fortune serait d’épouser la richissime Victorine plutôt que d’étudier le droit. Y-a-t’il quand même des différences avec ce temps-là ?
Oui, car même si les patrimoines ont retrouvé la même importance qu’aux temps du Père Goriot (en 1820), la répartition est tout de même moins concentrée. À la Belle époque, vous n’aviez pas de classe moyenne. 90 % du patrimoine appartenait au 10 % les plus riches. Aujourd’hui, c’est « seulement » 60 %. Quand les 50 % les plus pauvres n’en ont que 4 %. Ce qui veut dire que 30 % est « redescendu » vers les classes moyennes. On a donc moins de très gros rentiers qu’à l’époque du Père Goriot dont les filles se partageaient 1 million de franc or, ce qui aujourd’hui reviendrait à 30 millions d’euros chacune ! Par contre, il y a beaucoup plus d’héritages de l’ordre de 500 000 à 1 million et demi d’euros. Ce qui représente tout de même plus que ne gagnent la moitié des Français pendant toute une vie de travail. Puisque quelqu’un qui sera aux alentours du SMIC, soit 1 500 € par mois, durant 50 ans, gagnera 750 000 €. Or actuellement ce qui est nouveau, c’est qu’il y a plus de 10 % de la population qui reçoit sans travailler, sous forme de successions ou d’actions, l’équivalent de cette somme. C’est une forme d’inégalité assez perturbante par rapport à nos valeurs méritocratiques et qui avait disparu durant les Trente glorieuses.Ceci dit, vous mettez à mal le mythe des Trente glorieuses en partant de cette idée de la domination du « capital humain » sur le capital financier ?
La période des Trente glorieuses est exceptionnelle d’un double point de vue. La quantité de capital était tombée à un niveau bas et le rendement du capital durant toute la première partie du XXe siècle, du fait des chocs était tombé également à un niveau très bas. L’autre phénomène, c’est que la croissance est montée à un niveau très haut. L’Europe ayant pris un grand retard vis-à-vis des États-Unis, l’on a, de 1950 à 1980, réalisé un rattrapage à vive allure avec une croissance à 5 % par an, qui a permis avec le revenu de son travail d’accumuler du patrimoine assez rapidement. Cette double particularité était illusoire. Et cela n’a duré que le temps de la reconstruction et du rattrapage. Depuis 1980, l’on est revenu à un rythme de croissance beaucoup plus conforme à la longue durée, c’est-à-dire de 1 % à 1,5 % par an. Ce qui est déjà d’un point de vie historique très rapide. Car jusqu’à la révolution industrielle, c’était moins que cela. 1 % par an voulant dire que, tous les 30 ans, un tiers de l’économie se renouvelle ! Mais cela ne suffit pas pour équilibrer le rendement du capital qui lui est en moyenne de 4 à 5 % par an, voire plus élevé, comme le révèlent les classements de fortunes. Dès lors, l’on se retrouve avec un déséquilibre entre les patrimoines issus du passé par rapport à la nouvelle épargne issue des nouveaux revenus. Un peu comme si le passé dévorait l’avenir…La capitalisation boursière mondiale s’est accrue de 147 % ces dix dernières années tandis que le PIB mondial lui augmentait de 81 %, soit un rapport de presque deux. En quoi cette contradiction peut-elle devenir socialement intenable ?
J’étudie dans mon livre cette contradiction entre patrimoines et revenus de la production. C’est un phénomène qui ne peut pas continuer indéfiniment. Tout dépend de la répartition du patrimoine. S’il y a des règles permettant à chacun d’accéder au patrimoine, en soi, cette contradiction n’est pas forcément un problème. Là où cela butte, c’est si cette hausse du patrimoine va de pair avec une concentration entre un petit nombre de personnes. Or, c’est cela que l’on voit actuellement. Cette tendance est tout simplement incompatible avec nos sociétés démocratiques. Car cette concentration du pouvoir économique équivaut à une concentration de la capacité d’influence sur les processus de lobbying politique et cela remet en cause les valeurs des sociétés démocratiques.Vos conclusions vous amènent à prôner une vaste révolution fiscale (1). Quelle serait-elle ?
L’idéal serait d’avoir un impôt mondial progressif sur le capital. Au moins au niveau européen, avec une coordination avec les États-Unis, puis d’autres régions du monde. Cela permettrait de reprendre le contrôle de cette dynamique inégalitaire actuellement à l’œuvre, et du fait de la progressivité de l’impôt, de laisser de nouvelles personnes entrer dans le jeu du patrimoine, d’accroître sa mobilité, de modifier sa concentration. Cela demanderait une forte coopération entre pays européens lesquels, pour l’instant, semblent avoir beaucoup de mal sur ce terrain. L’autre solution, c’est évidemment une sorte de repli national, chaque pays introduisant contrôles de capitaux et mesures protectionnistes. Je pense que cette deuxième solution est beaucoup moins efficace et peut conduite à des déceptions car cela ne règle pas la question des inégalités. La Chine pratique les contrôles de capitaux, ce qui lui permet d’éviter que les grands patrimoines quittent le pays et que des actionnaires étrangers ne puissent avoir un contrôle majoritaire dans leurs entreprises, mais cela n’empêche pas qu’à l’intérieur de la Chine vous avez des inégalités très fortes. Donc cette solution du repli n’est pas en soi la panacée mais il est vrai que c’est tentant pour des pays qui n’arrivent pas à se mettre d’accord sur les solutions internationalistes que je décris.Certes la lutte contre les paradis fiscaux et les transactions illicites a fait de petits pas, mais qu’est-ce qui pousserait les États à venir vers vos préconisations ?
À un moment donné, ce sera une question de survie. Je crois que si l’on pousse la logique de la concurrence fiscale et des paradis fiscaux à son terme, on va se retrouver dans l’impossibilité de faire payer le moindre impôt aux grandes sociétés et aux grands patrimoines internationaux. Ils pourront mettre les États en concurrence les uns avec les autres ; ce qu’ils font déjà d’ailleurs. Les États ne faisant payer que ceux qui sont coincés dans leur propre pays c’est-à-dire la majorité des populations. Et le risque d’aller dans le mur. Ce que je crains face à ce défi, c’est qu’on évolue dans le sens de replis nationaux, ce que je constate en France avec les propositions de sortie de l’Euro.Vous parlez souvent dans votre livre de méritocratie. En quoi cette accumulation toujours plus forte des patrimoines est une spirale inégalitaire en contradiction avec nos principes de justice sociale ?
Pendant les Trente glorieuses, l’on s’est habitué à penser que les inégalités passaient avant tout à travers le travail, les hiérarchies. Ce sont là des inégalités dont on peut débattre. La différence, c’est que face aux patrimoines l’on est face à des inégalités extrêmes et complétement dans une autre logique par rapport aux valeurs auxquelles l’on s’était habitués après guerre.Question à l’économiste : n’y a-t-il pas une illusion à vouloir différencier deux capitalismes, l’industriel et le financier ?
Toutes les formes de capital sont utiles. Et ce serait une illusion de vouloir désigner un « bon » et un « mauvais » capital. Et toutes les formes de capital peuvent devenir démesurées dès lors que l’accumulation se fait dans des proportions quasi infinies. Le capital devenant alors régressif. Je pense que plutôt que de faire des distinctions entre les patrimoines, il faut l’appréhender dans sa totalité et réfléchir à sa répartition, à sa taille, et à la dynamique de sa répartition. La question étant à quels taux s’accroissent les différents niveaux du patrimoine. Car, si vous avez des patrimoines qui s’accroissent de 6 ou 7 % alors que le patrimoine moyen s’accroît de 1 à 2 %, il y a un problème, et qu’importe si derrière le patrimoine des uns et des autres il y a de l’immobilier, des actifs financiers ou industriels.Marx avait souligné la tendance du capitalisme à étendre indéfiniment la sphère marchande de l’économie au détriment de la sphère non marchande. Comme vous vous situez avec d’autres économistes internationaux dans une réflexion sur un monde « post-crise », comment articulez-vous votre prospective ?
Pour Marx, au fur et à mesure qu’on accumule du capital, le rendement du capital va finir par chuter. C’est la thèse de la baisse tendancielle du taux de profit. Et d’un point de vue strictement économique, le système allait s’effondrer tout seul. Je n’en suis pas si sûr, malheureusement. Ce que je démontre dans ce livre, c’est qu’en fait le rendement du capital peut se maintenir à un taux plus élevé que le taux de croissance et donc qu’il n’y a pas d’issue naturelle d’un point de vue économique. Par contre, d’un point de vue politique, l’on a une concentration du capital qui peut ne pas être accepté socialement. Après, tout dépend de voir si les citoyens se mobilisent ou se laissent convaincre qu’on ne peut rien y faire. C’est plus un problème de mobilisation politique…Vous avez participé à un débat avec l’anthropologue David Graeber à propos de la dette (2). Vous avez travaillé sur trois siècles, lui sur 5 000 ans, mais vous parvenez à d’identiques conclusions. À ce propos, vous semblez relativiser l’impact des révolutions technologiques sur la croissance ?
Mais 1 % de croissance demande déjà beaucoup d’innovations technologiques. Car 30 % sur 30 ans, cela veut dire 1/3 de l’économie, dont 1/3 des métiers et de l’activité humaine où il y aura eu des innovations ! Je pense qu’on peut maintenir ce taux à condition d’inventer des sources d’énergie plus propres. Par contre, parler de 5 % de croissance, c’est être en pleine science fiction. C’est quelque chose qu’on n’a jamais vu dans l’histoire, à part dans des phases de rattrapage historique, comme avec la Chine actuellement. Les Trente glorieuses ont tellement marqué l’imagination qu’on a fini par croire que ça pouvait être permanent, mais c’était une illusion. — Propos recueillis par Frank Tenaille
1. Il a tenté en vain de convaincre François Hollande d’adopter sa « révolution fiscale ». Cf. « Pour une révolution fiscale », co-écrit avec Emmanuel Saez et Camille Landais, Éd. du Seuil.
2. David Graeber, « La Dette, 5 000 ans d’histoire » (Éd. Les Liens qui libèrent). L’anthropologue américain y explique que l’histoire de la dette est un mécanisme inhérent à toute vie en société. Et que le fait que les hommes politiques et les banquiers n’aient pas tenu leurs promesses devrait nous autoriser à renégocier la dette.
Repères
Thomas Piketty, 42 ans, est directeur d’études à l’EHESS et professeur à l’École d’économie de Paris. Il est l’auteur de nombreux travaux historiques et théoriques qui lui ont valu, en 2013, le prix Yrjö Jahnsson décerné par la European Economic Association. Il a publié notamment « Les Hauts revenus en France au XXe siècle » (Éd. Grasset), « Pour une révolution fiscale » (Éd. du Seuil/La République des idées) avec Emmanuel Saez et Camille Landais (voir www.revolution-fiscale.fr) et « Peut-on sauver l’Europe ? » (Éd. Les Liens qui libèrent).