Presque tous les labels qui peuvent se prévaloir d'une histoire un peu longue ont aujourd'hui développé une collection économique qui leur permet de donner un second souffle à certains de leurs enregistrements anciens, cette notion d'ancienneté étant assez relative dans un marché du disque où tout se périme très vite et où il n'est pas rare qu'une réalisation soit indisponible chez l'éditeur deux ans à peine après sa parution. Si certains se contentent de remboîtages sommaires, à la présentation parfois aussi négligée que peu esthétique, le label Glossa a choisi, au contraire, de miser sur de beaux objets, contenant un vrai livret et dotés d'une identité visuelle forte, tout ceci pour environ dix euros. Nommée Cabinet, en référence aux cabinets de curiosité, cette collection qui, outre son fonds propre, va également puiser dans quelques autres – Accent, Symphonia – est aujourd'hui forte d'une petite cinquantaine de titres couramment disponibles, sans compter ceux qu'il est toujours possible de trouver d'occasion. Je vous propose de découvrir aujourd'hui et dans les semaines à venir les six titres qui composent la livraison d'avril 2014.
Frans Brüggen fêtera, le 30 octobre prochain, ses quatre-vingts ans. Il fait partie de ces musiciens pionniers qui ont contribué à ce que l'on a appelé, avec un rien d’emphase, la « révolution baroque » laquelle a habitué, non sans rencontrer de solides résistances, une partie des mélomanes à aborder la musique sous un angle plus conforme à la vraisemblance historique. Flûtiste renommé, il a bifurqué vers la direction au tout début des années 1980, en fondant, en 1981, l'Orchestre du XVIIIe siècle, à la tête duquel il a dirigé un vaste répertoire allant de Rameau à Mendelssohn, en passant par la triade classique, Haydn, Mozart et Beethoven. Brüggen a réalisé pour Philips, au tournant des décennies 1980 et 1990, une intégrale des symphonies de ce dernier qui a fait date et constitué un étalon pour toutes celles qui l'avaient précédée et l'ont suivie. En 2011, le chef et son orchestre remettaient l'ouvrage sur le métier, livrant, cette fois-ci pour Glossa, une lecture que l'on peut regarder comme testamentaire.
Du coffret paru à l'automne 2012, le label a extrait ce qui en constitue indiscutablement, à mon sens, le sommet, les Symphonies n°5 et n°6. Je ne m'attarde volontairement pas sur l'histoire de ces deux œuvres bien connues et maintes fois enregistrées. Toutes deux, bien qu'elles aient été composées concomitamment entre 1805 et 1808 et créées lors du même concert au théâtre An der Wien, le 22 décembre 1808, apparaissent assez nettement antinomiques. La Cinquième, à l'ut mineur débordant de tensions et de tempêtes, célébrissime pour ses accords initiaux où certains commentateurs ont voulu voir le Destin qui frappe à la porte, dont la course s'achève en apothéose héroïque, n'a en effet, si l'on excepte la largeur du geste, pas grand chose à voir avec la descriptive Pastorale, fresque qui malmène le schéma classique du genre, lançant une dynamique qui s'achèvera avec son implosion dans la 9eSymphonie, avec ses cinq tableaux en demi-teintes bruissants de ce sentiment de la nature, tour à tour accueillante ou menaçante, mais toujours grandiose, cher aux Romantiques.
Dans ces deux œuvres, Frans Brüggen parvient, avec un naturel assez désarmant, à trouver le ton juste pour donner à chacune des deux symphonies la densité et le caractère qui lui convient. La Cinquième possède le souffle et l'aspiration à la grandeur que l'on en attend, mais sans jamais verser dans la précipitation ou le tapage. Contrairement à certaines autres lectures historiquement informées, parfois très cotées, celle-ci ne tombe pas dans le piège d'une approche trop séquentielle ou fractionnée : tout s'y enchaîne de façon fluide et évidente, comme l'illustre avec éclat, entre autres exemples, la transition entre les mouvements III et IV, sur laquelle même John Eliot Gardiner, auquel on doit une des versions de référence du cycle (Archiv, 1994), avait trébuché. On est clairement ici dans le monde de la pensée et non dans celui de l'effet et l’œuvre y gagne une cohérence qui ne peut que laisser admiratif. La Sixième tutoie les mêmes cimes et constitue, à mon avis, la version la plus poétique et la plus frémissante de cette symphonie jamais gravée, à ce jour, sur instruments anciens. Outre, en effet, une parfaite conduite individuelle de chaque scène et une attention méticuleuse portée au moindre détail qui ne s'opèrent jamais au détriment de la vision d'ensemble, l'Orchestre du XVIIIe siècle se montre à la hauteur de sa réputation d'excellence en matière de couleurs (le premier mouvement est simplement renversant) et suscite sous nos yeux de merveilleux paysages, baignés dans cette lumière chaude et cette transparence de l'air que l'on retrouve dans certains des tableaux que peignait au même moment Caspar David Friedrich, comme le Paysage bohémien avec le mont Milleschauer (1808), aujourd'hui à Dresde — la nature non réduite à une vision topographique, mais envisagée de l'intérieur, au travers des émotions qu'elle suscite chez le promeneur qui en fait l'expérience.
Voici donc une réédition majeure dont je ne peux que vous conseiller de faire l'acquisition tant elle contribuera à élargir les horizons de votre perception de la musique de Beethoven.
Orchestra of the Eighteenth Century
Frans Brüggen, direction
Extraits proposés :
1. Symphonie n°5 : [I] Allegro con brio
2. Symphonie n°6 : [V] Allegretto : Hirtensang, frohe und dankbare Gefühle nach dem Sturm