Pour Guillaume Sorel, l’idée de proposer une adaptation en bande dessinée de l’une des plus célèbres nouvelles de Guy de Maupassant, Le Horla (éd. Rue de Sèvres), remonte à une enfance partagée entre les forêts normandes et les bords de Seine. Et il suffit d’un rapide coup d’œil sur la bibliographie de l’auteur – de L’Île des morts à Typhaon, jusqu’aux récents Derniers Jours de Stephan Zweig et Hôtel particulier, en passant par un guide tout en images de Prague – pour comprendre que ce choix relève d’une évidence et s’inscrit dans une parfaite continuité, lui permettant de déployer encore et encore les chemins du fantastique.
Première touche de ce qui constituera une « trilogie normande », Le Horla, qui met en scène un homme seul en proie à une folie soudaine, offre une nouvelle fois à Guillaume Sorel la possibilité de s’adonner au jeu des références, qu’elles soient littéraires ou picturales. L’occasion de recueillir quelques secrets sur la genèse du projet, et de revenir sur le travail de création.
L’idée de cet album, de l’adaptation en bande dessinée d’un conte fantastique, se révèle d’emblée être un défi… En effet, Le Horla, des mots de Maupassant, est ce récit du « mystère de l’invisible, profond ». Comment mettre en images la transparence ?
Il y a beaucoup de raisons pour lesquelles j’ai décidé de me pencher sur l’adaptation du Horla, et l’une de mes motivations était bel et bien cette difficulté ! En effet… comment « mettre en images la transparence » ? Eh bien, en jouant sur les personnages et sur les cadrages. J’ai été obligé de réviser toute l’écriture de la bande dessinée, étant donné qu’il n’y a pas de « faits » dans la nouvelle, et très peu d’action. Tout se joue autour des sentiments, des sensations, et autour d’un être qui vient parasiter le narrateur sans que nous puissions en théorie le voir.
Il faut alors jouer sur les cadrages et trouver des astuces scénaristiques pour faire parler les personnages alors qu’ils sont seuls. Il faut également beaucoup travailler sur les visages et les expressions des visages, sur les corps et les positions des corps.
Le défi paraît même double : la « fièvre » dont souffre le narrateur concerne bien sûr son propre corps, mais surtout son âme. Dans le conte, il se déroule quatre jours, du 8 mai au 12 mai, durant lesquels cette fièvre incernable monte et pénètre le narrateur. Dans votre album, l’affect est immédiat, et il semble que vous ayez fait le choix de l’esprit « possédé » plutôt que de l’esprit « dépossédé », avec ce « corps flottant » qui vient avaler le narrateur dans son sommeil. Vous avez retenu, du conte initial, les moments d’inquiétude, de mélancolie violente, plutôt que les moments d’accalmie. Pourquoi ce choix ?
Le Horla est un être parasite qui aspire l’âme du narrateur… Très sincèrement, les interprétations peuvent être multiples ; dans tout le conte de Maupassant, on retrouve cette idée de personnes qui se font absorber ou avaler. Mais la « possession » que vous évoquez n’est pas une possession au sens où on l’entendrait dans le fantastique gothique ; là, il s’agirait plutôt d’une sorte de vampirisme ! D’où cette « mélancolie violente » restituée dans l’album.
Tous les passages que vous citez littéralement font état de cette violence : « J’attends le sommeil comme on attendrait le bourreau », ou encore « Le vent tue », dès les premières pages… Et la violence est surtout tournée contre soi-même. Mais souvent, vous remplacez les mots du narrateur par des scènes muettes. Comment avez-vous construit votre album ?
Effectivement, pour toutes mes collaborations et au cours de mes travaux préparatoires avec les scénaristes, je note que tous ont ce souci commun : celui de ne pas faire confiance à leur dessinateur ! Ils ont en effet besoin de rajouter, toujours, beaucoup de mots, et de se montrer le plus explicite possible. Je travaillerai d’ailleurs prochainement avec Serge Le Tendre, qui a lui-même énormément travaillé avec les plus grands, comme Régis Loisel… et je sais que ce sera la même chose !
Or, mon travail, depuis toujours, est de faire en sorte que mes planches puissent être muettes, tout en leur faisant raconter la même chose que ce qui est présent dès l’origine dans le scénario. Le texte, à ce moment-là, devient une chose en plus, un élément qui enrichit et qui permet parfois d’emprunter d’autres pistes. Dans mes cadrages, je m’efforce de raconter graphiquement toute une histoire ! Page par page, il s’agit, grâce au dessin seul, de saisir exactement et précisément de quoi il en retourne. La tentation, avec Le Horla, qui met en scène ce personnage seul et enfermé chez lui, était de faire un album intégralement muet. Malgré tout, le silence était un peu gênant ! J’ai donc néanmoins amené un peu de dialogues et j’ai dû trouver quelques astuces, comme vous pouvez le constater…
Pour revenir à la violence dont vous parlez, certains éléments de texte ne me paraissaient pas avoir besoin de changements ou de transformations superflus. Nous suivons une histoire qui est certes très violente dans son propos, à travers tous les cauchemars évoqués, mais j’ai souhaité l’installer dans un univers relativement serein et intime. Lorsqu’il commence à raconter les éléments qui viennent bouleverser ses nuits, le narrateur se promène dans la forêt et décide d’en parler à son chat ! Cette première promenade est très calme, détendue… et le décalage me paraissait justement intéressant : il y a d’un côté la douceur initiale de la promenade en forêt, et de l’autre côté cet homme qui raconte ses cauchemars horribles à son chat. Dans l’épisode de l’évasion au Mont Saint Michel, j’ai souhaité restituer ce même décalage : le narrateur cherche à fuir ses problèmes et à se détendre, et une fois de plus, ce sont les mots, la parole échangée avec un moine, qui le ramènent à ses soucis. Que ce soit la conversation avec un chat ou avec un moine, c’est sa pensée à lui qui s’exprime en permanence et qui fait état de ses doutes et de ses inquiétudes. On pourrait même imaginer que le moine n’existe pas ! C’est sa façon de penser en boucle qui le reconduit invariablement aux mêmes problèmes, et lui fait reprendre la direction de chez lui où les affects recommenceront.
Il semble que vous soyez plus près de la première version du Horla (sans date, récit simple d’un tourmenté) que de la seconde version (journal plus détaillé). Pour quelles raisons ?
Oui, c’est parce que je voulais à tout prix m’éloigner des textes récitatifs (les voix off m’insupportent dans la bande dessinée, elles me paraissent inutiles à partir du moment où l’on sait organiser son récit !). Dans un récit comme Le Horla, reprendre le principe du journal aurait éloigné le lecteur, et je souhaitais à l’inverse que l’on entre immédiatement dans le texte et dans l’histoire. Une date, un indice de temps, m’apparaissent en quelque sorte une mise à distance. Le vrai sujet du livre est celui-ci : comment réussir à créer, à rendre compte, d’une sensation de crainte, d’inquiétude, de malaise pour le personnage autant que pour le lecteur ? Le récitatif ou le texte off auraient été pour le lecteur une mise à l’écart de cette descente aux enfers ; il fallait au contraire être avec le personnage, ici et maintenant, pas plus tard ni ailleurs ! Voilà mon challenge initial : réussir à recréer des sensations pour le lecteur.
J’ai également ôté, dans cette même idée, tout l’aspect médical qui est retranscrit dans le conte. Cela ne me paraissait pas indispensable au fil de l’histoire. Nous comprenons très bien que l’une des interprétations possibles rapproche le narrateur de la folie, et qu’il glisse vers cette folie, je ne souhaitais donc pas intervenir et « prendre partie ». Le lecteur fera son choix, pour peu qu’il connaisse la vie et l’œuvre de Maupassant, de savoir si l’être étrange est là ou non, si le narrateur est emporté et bascule vers la démence ou non. Dans les deux versions du Horla, le narrateur va consulter, on lui donne des « médicaments » pour le soulager, mais cela me semblait accessoire pour mon album.
En fait, j’ai préféré, comme c’est le cas pour toute interprétation, ne retenir du récit originel que ce qui m’intéressait ! J’ai vécu, pendant une douzaine d’années, une expérience similaire d’enfermement et d’isolement volontaire. Je pouvais rester enfermé chez moi pendant des semaines et des semaines, avec une vraie difficulté à sortir dans la rue, sauf pour quelques besoins essentiels ! Je consacrais alors toute ma vie à mon travail. J’avais de grands appartements dans toutes les villes dans lesquelles j’habitais, avec tout le matériel nécessaire pour dessiner, peindre, lire… Je ne voyais quasiment personne. Le Horla me touche donc particulièrement, dans le sens où je me retrouve dans son personnage principal et que son récit me correspond bien.
Vous recréez donc dans votre album une sorte d’espace « idéal » et « personnel » !
Oui, complètement ! Depuis Hôtel particulier, toute personne qui me connaît bien se rend compte que tous les personnages que je mets dans mes albums, d’une façon ou d’une autre, sont « moi », à un moment de mon existence.
Je ne crois pas au fantastique, ne fais pas de messes noires ni de séances de spiritisme dans ma cave (rires), mais cette sensation d’isolement, de solitude… tout ceci me touche et me suit depuis très longtemps. J’ai découvert Le Horla quand j’étais enfant, j’habitais même sur les lieux de l’action ! Je suis originaire de Rouen, et la forêt normande dans laquelle se promène le narrateur est donc un peu la mienne, je la connais très bien ! Lorsque mon père m’a fait lire Maupassant, mes promenades en Normandie étaient bien sûr très différentes ! Tous ces textes m’ont toujours accompagné, et je les relisais très régulièrement, jusqu’à me dire qu’il serait temps d’en proposer une vraie adaptation. Il m’a semblé logique de commencer avec Le Horla, pour toutes les raisons évoquées.
Votre album convoque les techniques de plusieurs courants artistiques : la couverture paraît inspirée du romantisme (l’homme face à la mer, sur une falaise… presque du Friedrich !), vos ciels sont impressionnistes, comme certaines images « apaisées » de canotiers par exemple, puis avec le glissement vers la folie, nous plongeons dans une atmosphère expressionniste (vos visages, vos formes, s’étirent). Pourquoi ce mélange ?
Le mélange n’est pas toujours volontaire. Toutes ces images me nourrissent véritablement depuis toujours. J’ai à présent une « vie sociale » avec femme et enfant, et il m’arrive même de sortir (rires), mais malgré tout, je vis toujours dans ma petite caverne, dans ma grotte personnelle… Et partout, dans n’importe quelle nouvelle maison ou nouvel appartement de n’importe quelle nouvelle ville, mes « lieux » personnels sont toujours les mêmes : je vis entouré de livres ! J’ai d’immenses bibliothèques et je laisse entrer très peu de lumière dans les pièces…
Pour cet album, certains choix étaient évidents : la référence à Friedrich en couverture, ce personnage seul face au chaos et à cette mer de nuages, face à l’immensité et à l’inconnu, m’a paru logique. Pour les images de canotiers et les touches impressionnistes, je souhaitais montrer le personnage confronté à une vie sociale « classique » pour l’époque dès lors qu’il allait dans la capitale, avec des « passages obligatoires » et attendus : une atmosphère un peu oisive, des courses, des bordels, du théâtre… Mais tout ceci se décide en réalité le jour de la composition des planches. Au moment même de cette composition et pas avant : forcément Lautrec, forcément Degas, forcément Manet ou encore forcément Renoir… La dérive expressionniste est en revanche bien moins réfléchie. Je me gave d’images, à longueur de temps, de livres ou d’expositions ; je les avale et les digère, et elles finissent donc par ressortir d’une façon ou d’une autre dans mes albums ! Je me laisse surtout submerger par les images, en fait ! Des tas de choses viennent s’immiscer sans que j’en aie parfois conscience. Je laisse faire… De livres en livres, mon travail en amont est de plus en plus cadré et structuré, nourri et réfléchi ; tout est pensé, graphiquement et narrativement. Mais une fois que tout est fait, que tout ce travail préparatoire a été effectué, je ne touche plus du tout à l’œuvre originelle. Pour Maupassant, je n’ai plus ouvert la nouvelle dès lors que j’ai entamé l’album. Il fallait que ce soit « mon œuvre à moi », une réalisation personnelle. Je sais pourquoi j’ai choisi ce texte, mais dans les planches, je sais exactement ce que j’ai choisi de conserver, et exactement quelle sera la part d’intime (objets, décors, préoccupations des personnages…) ; la part d’instinctif et d’inconscient s’exprime alors totalement.
Du point de vue narratif, le discours, comme dans le conte originel, est réduit à l’essentiel. Souvent, seuls quelques détails, quelques images, suffisent pour évoquer la montée de la folie et comment le Horla pénètre dans le narrateur. Dans vos planches, ce sont des motifs qui l’évoquent et qui remplacent alors les mots. Revenons sur quelques-uns d’entre eux et sur l’importance que vous avez souhaité leur accorder.
Les ailes, tout d’abord : l’album (méta-textuellement !) s’ouvre sur des ailes d’oiseau et se referme sur des ailes de papillon… Les ailes de papillon apparaissent comme cet élément infime qui peut changer le cours des choses ; de plus, là où le récit de Maupassant navigue sur un dégradé de gris (entre le noir de l’ombre et le blanc de la lumière), vous introduisez du rouge : pourquoi cette liberté ?
C’est assez complexe, en réalité ! Les pages avec le papillon étaient, dans le scénario, très peu développées et très peu décrites. Je ne savais pas du tout, à l’origine, comment réaliser cette double page avec le papillon – et cela a d’ailleurs un peu inquiété mon éditrice qui était du coup assez impatiente de savoir comment j’allais traiter la chose.
Le papillon a une symbolique très forte. Il a une durée de vie extrêmement limitée, une journée tout au plus ; il représente également l’âme. Dans la nouvelle, Maupassant lui-même évoque des espèces animales qui n’existeraient pas encore, des papillons géants à l’échelle des planètes. Je me suis dit qu’introduire cet animal dans mon album ne trahirait pas le texte. Je souhaitais vraiment le faire apparaître et lui donner une très grande importance (c’est le cas dans la toute dernière planche). Au final, je suis très satisfait de l’effet obtenu. Nous sommes, avec ce papillon, sur une scène qui m’est venue au tout dernier moment, je ne savais pas du tout ce que cela pouvait donner et comment faire évoluer cette idée. Lorsque je travaille seul, j’ai l’habitude de tout contrôler, cadrer, et calculer les planches et les détails au millimètre près. Mais les planches pour lesquelles j’ai reçu le plus d’échos – ou en tout cas celles dont on souligne la grande efficacité – sont en fait celles qui ont été décidées au dernier moment… On revient sur cette liberté incroyable du créateur ! Nous suivons un chemin tout tracé, mais cette liberté renferme et réveille souvent d’infinies richesses.
Autre motif : le vent. Le vent, cet « invisible qui existe », est le moyen privilégié de symboliser la folie dans le récit initial… dans vos planches également ?
Ailes de papillon, vent, tout ceci est très lié ! Une fois encore, je suis resté fidèle à Maupassant. Tout ceci existe bel et bien dans la nouvelle. « Le vent tue ! » On ne peut faire plus destructeur. Il y a quelque chose qui cogne contre les vitres, un rempart invisible mais qui est là. On ne voit rien du vent, on ne voit rien de l’âme humaine, et pourtant tout peut être balayé d’un coup, et avec une grande violence.
Le chat appelle d’autres développements… Comme les ailes d’oiseau et de papillon, le chat ouvre et referme l’album, de lui paraît venir le trouble, l’évidence de la folie : il nous fait entrer dans une « nuit fantastique » et il voit ce que le narrateur ne voit pas… Pourquoi est-il omniprésent dans vos cases, et au-delà de cet album ?
L’omniprésence des chats dans mes albums peut s’expliquer par tout un tas de raisons. La première, c’est que le chat est une astuce scénaristique toute simple : le chat du Horla, c’est le mien ! J’ai possédé ce chat, et c’est le même qui apparaît depuis quelques albums, à la façon d’un vieux copain que l’on attendrait au détour des cases (rires). Je souhaitais à travers lui trouver un moyen de faire parler le narrateur… Or, je parle à mes chats, et avec eux ! Le moyen le plus « naturel » de faire parler le narrateur était donc tout trouvé ! La deuxième raison est que Maupassant a lui-même écrit une nouvelle intitulée « Sur les chats », dans laquelle il explique le rapport ambigu qu’il entretient avec ces animaux. Il dit même les adorer ! Je me suis servi, textuellement, de cette nouvelle dans Le Horla, par petites touches discrètes. Il parle aussi du danger qu’ils peuvent représenter : les chats sont caractériels et ne se laissent pas faire. Cette nouvelle est assez bizarrement structurée, d’ailleurs, avec en insert des citations de Baudelaire et à la fin un petit conte. Pour moi, elle m’a simplement donné « l’autorisation » d’utiliser l’animal dans l’album.
Mais cela posait aussi un vrai souci, à propos de l’ambiguïté entre le fantastique et la folie notamment. En effet, le fait que le chat puisse percevoir quelque chose donne un indice au lecteur : si le chat remarque quelque chose, on s’éloigne de la folie, son propriétaire n’est peut-être pas en proie au délire… J’ai pesé le pour et le contre et ai finalement choisi de garder ce chat dans mes planches. Et puis, je me dis également qu’un chat ressent très bien les problèmes de son maître, ses pensées, devine en quoi un comportement peut être aberrant… Tout se rejoint, finalement !
Les bougies sont également un motif important dans cet album. Au fil des planches, elles se multiplient, semblant accompagner la folie qui progresse, jusqu’à l’incendie…
J’aime beaucoup les bougies. D’années en années, albums après albums, je réalise qu’en fait, si on ne me donne que trois verres, une carafe et quelques bougies, je peux dessiner avec cela pour le restant de mes jours ! Je prends très honnêtement beaucoup de plaisir dans ce travail-ci.
J’ai aimé les démultiplier dans cet album, les disséminer comme des indices tout au long des planches, jusqu’au point d’orgue final, cet incendie. Car cette lumière n’éclaire pourtant rien ! Chacun sait que lorsque nous sommes plongés dans l’obscurité, nous pouvons parfaitement voir ; tandis que l’inverse ne se vérifie pas : en pleine lumière, nous sommes aveuglés et ne voyons plus rien de ce qui nous entoure. Cela me paraît en ce sens très intéressant.
Nouveau motif primordial, le livre. Vous faites du Horla un lecteur prenant la place du narrateur à son bureau, est-ce pour vous un moyen d’inscrire Maupassant et son conte dans votre album ?
Dans mes albums, il y a en effet énormément de livres, mais très souvent, aucune écriture sur les pages ou sur la couverture ! Je représente le livre en lui-même, l’objet. Je ne souhaitais pas y mettre une symbolique précise, en revanche. Je voudrais dessiner « tous les livres » et non un particulier. Le personnage s’interroge à partir de ce livre : pour lui, le savoir ne constituera pas une porte de sortie.
L’une des plus belles scènes de l’album représente une rose. Les cases sur lesquelles elle est dessinée sont des cases sans fond : pourquoi ?
Dans Typhaon, une histoire d’horreur dans laquelle le personnage féminin entretient une relation avec un marin et est entourée de morts-vivants, l’une des scènes la présentait entrant dans une cabine, surprise par un personnage, et faisant soudain tomber un cadre. Ces deux personnages se penchent alors pour ramasser les morceaux du cadre et se touchent alors, subrepticement. Avec l’éditeur, nous en riions beaucoup, en disant que cette micro histoire d’amour constituait l’élément le plus torride de tout l’album alors qu’il ne se passe rien du tout au final (rires) ! Et pour Le Horla, dans les faits, c’est exactement la même chose : il ne se passe absolument rien ! Je voulais rendre cette scène de la rose incroyablement spectaculaire en la dépouillant au maximum. C’est à cet instant précis que le personnage a la preuve – ou du moins le pense-t-il – que quelque chose l’habite. J’ai opté sur une grande sobriété, avec cette rose qui s’arrache, sans fond, sans décor, pour elle seule. Cette scène devait être très marquante.
Dernier motif important : la grille (qui peut être également cage). Pourriez-vous revenir sur la scène de la panthère ?
En fait, la scène de la panthère n’existe pas dans la nouvelle de Maupassant, mais dans une autre nouvelle écrite par un autre auteur, et que j’aime beaucoup : « Le Bonheur dans le crime », tirée des Diaboliques de Barbey d’Aurévilly. Je souhaitais depuis longtemps adapter cette scène, et je vais d’ailleurs très prochainement proposer une adaptation de Barbey d’Aurévilly. « Le Bonheur dans le crime » démarre sur cette scène avec la panthère, et cela ne me dérangeait pas de la replacer dans cet album, ou en tout cas, je trouvais que l’idée était intéressante et amusante. D’un point de vue narratif, cela amène un rapport à l’étrange, à la peur, à l’inquiétude et au danger… qui me donne en plus une astuce pour faire le lien avec un prochain album ! Et d’ailleurs, de la même façon, je mettrai dans l’adaptation de la nouvelle de Barbey d’Aurévilly des éléments du Horla ! Sous la forme de quelques clins d’œil, en attendant encore une autre adaptation, de Flaubert cette fois, qui poursuivra ce cycle.
Graphiquement, votre album figure aussi le « double », car il est sans cesse en balance : il est structuré selon une alternance de jour et de nuit, d’escaliers à gravir et de contre-plongées, de ciels à perte de vue et d’intérieurs clos, de transparence et d’opacité, de lignes parfaitement délimitées et de « mirages », de contours flous. Ce système permet de démultiplier les champs et les mises en abyme (cf. scène intérieure et épisode inquiétant : passage du miroir à la photographie, puis au sommeil). Finalement, convoquant tous ces échos, graphiques et narratifs, vous jouez avec les frontières et l’incertain.
Oui, comme je le disais, toute l’interrogation est située à ce niveau : comment créer des sensations ? J’ai le souvenir d’une conversation avec Régis Loisel sur la peur. Il était vraiment perplexe sur ce point-ci car il pensait que la simple lecture d’une bande dessinée ne pouvait pas permettre de recréer des sentiments ou des émotions. La BD est dans les faits, raconte des histoires, progresse ; il peut y avoir des systèmes précis de narration, de mises en scène plus ou moins sophistiquées, mais selon lui, elle ne peut rendre compte de sensations. De mon côté, j’essaie toujours de promener le lecteur dans des tas d’impressions différentes, et cela passe notamment par cette balance que vous évoquez, cet équilibre ou ce déséquilibre de sensations…
… jusqu’aux dernières planches qui mettent en images le délire et ce glissement vers la « science-fiction », qui est d’ailleurs une belle façon de mimer la pensée de Maupassant (« Donc, Messieurs, un Être, un Être nouveau, qui sans doute se multipliera bientôt comme nous nous sommes multipliés, vient d’apparaître sur la terre. »). Vous prenez l’auteur au pied de la lettre !
Dans la nouvelle, toutes les préoccupations du narrateur et les discussions qu’il échange avec son ami devant le Jardin des Plantes notamment évoquent bel et bien les « extraterrestres » et même les « ultra-terrestres » ! Ce dernier terme, que Maupassant utilise lui-même, est d’ailleurs très amusant et rend bien compte des pensées de l’époque. Nous sommes en plein fantastique de la fin du XIXe ! Tout ramène à la science-fiction et va conduire à la science-fiction (Lovecraft fait de Maupassant l’une de ses références majeures). Cela me paraissait donc logique de ne pas céder au « gentil fantastique gothique » mais de rentrer dans cette veine-là. La différence entre fantastique et science-fiction se trouve ici : là où le premier ramène à des préoccupations intimes, la seconde ramène à des préoccupations d’ordre général sur la vie du monde et des espèces.
Vous connaissez bien, comme vous avez commencé à l’évoquer, les « terres » du Horla et ses paysages normands, ses bords de Seine, ses forêts... Est-ce cela qui vous a avant tout donné envie d’en faire une bande dessinée ?
Oui, c’est l’une des raisons, vraiment. Je suis retourné sur ces terres pour la préparation de cet album, terres que j’avais quittées lorsque j’avais 12 ans ! Tout a beaucoup changé, notamment les distances : je voyais ma maison beaucoup plus loin de la forêt (rires).
Comme je le disais, Le Horla a été pour moi mon premier « choc » de littérature fantastique qui, en plus, se déroule sur les lieux de mon enfance : le sujet était donc royal ! Et il se poursuivra pour ma « trilogie normande ». Maupassant, Barbey d’Aurévilly, Flaubert, sont des auteurs que j’adore. J’ai déjà travaillé sur Barbey d’Aurévilly pour un musée à Cherbourg, et je plonge régulièrement dans Les Diaboliques, n’en déplaise à l’un de mes amis éditeurs qui me taquine en se demandant qui d’autres que moi lit encore aujourd’hui ce recueil (rires), avec ce style daté et plein d’emphase ! Pour Maupassant et Flaubert, c’est un peu différent, car leurs œuvres sont abordables par tout le monde et d’une langue si naturelle. En revanche, Flaubert me pose néanmoins problème, car, outre la densité de l’œuvre elle-même, je ne vais certainement pas pouvoir rester dans le fantastique avec lui et je vais devoir explorer des textes qui se situent très loin de mon univers personnel, mais cela promet d’être intéressant ! Je m’interroge encore sur le texte à adapter… et me laisse encore deux ou trois ans pour me décider !
Vous avez récemment déclaré que la bande dessinée était une « chose contre-nature ». Pourriez-vous revenir sur cette pensée ?
Êtes-vous sûre que j’ai vraiment dit cela (rires) ? Oui, c’est très possible, dépendant du contexte ! Faire de la bande dessinée me pèse vraiment, en réalité… Certes, une fois plongé dans mes planches, je suis très heureux et le résultat me plaît en général beaucoup, mais après des années et des années de travail, toutes ces contraintes finissent par peser. Je travaille en couleurs directes, et certaines planches demandent plus de quarante heures de concentration. Cela peut représenter une difficulté lorsque l’on souhaiterait aussi pouvoir faire autre chose ! Comme peindre, visiter des musées… La peinture est un temps d’expérimentation qui me semble nécessaire car elle permet d’exprimer beaucoup de choses, mais pour la BD, c’est un peu différent : je m’efforce de faire un album par an (pour des raisons matérielles, entre autres) et je réalise que cela me prive de bien d’autres choses que je souhaiterais faire aussi… Voilà pourquoi j’ai pu évoquer la bande dessinée de cette façon, elle est « contre-nature » car incroyablement contraignante.
Et pourtant, vous ne semblez pas près de vous arrêter !
Non, au contraire : j’entame même un travail avec Serge Le Tendre dans les semaines qui viennent ! Mais je prévois de m’octroyer un long temps de pause après cela, suite à cet enchaînement impressionnant, depuis Les Derniers Jours de Stefan Zweig jusqu’au Horla, en passant par Hôtel particulier… J’ai besoin d’une parenthèse ! Même si en réalité, le travail ne s’arrête pas du tout une fois l’album fini, car ensuite, en général, je sélectionne les planches pour des expositions (j’ai gardé par exemple un tiers des planches du Horla).
C’est une histoire sans fin, mais qui me rend très heureux !
Propos recueillis par Cathia Engelbach