Je vais pas vous dire pourquoi, mais c'est une critique idéologique du livre qui s'inscrit dans mon nouveau projet de recherche. En général, ça m'est égal, en tant qu'universitaire, de dire 'du mal' des livres - ce n'est pas vraiment 'du mal', après tout, c'est une critique argumentée et étayée qui est censée faire avancer la recherche. Oui, mais là, le problème, évidemment, c'est que je me souviens que ça, c'était moi, il y a une quinzaine d'années:
Ben oui, comme beaucoup d'intellos bobos universitaux accros aux bouquins, j'étais une mini-Matilda qui à la fois jalousait et adorait la surdouée la plus célèbre de toute la littérature jeunesse. Donc j'écris mon article, blablabla, livre idéologiquement problématique, sous-tendu par des valeurs profondément ceci et cela, et tout le temps il y a mini-moi qui me donne des coups de coude pour me dire:
Hého, je réponds, la ferme pour voir? C'est pas parce que je critique que j'aime pas, hein! Oui d'accord la critique est sévère, mais...
... mais n'empêche que bon, c'est vrai, si on est un minimum honnête en tant que chercheur, les critiques qu'on fait à un livre ont un impact direct sur notre appréciation du livre, évidemment. Evidemment que je ne peux pas me permettre à la fois d'idolâtrer le bouquin et d'expliquer avec sincérité pourquoi il est hautement douteux.
Et puis ensuite, quand on critique un livre et qu'on est aussi auteur jeunesse, il advient un deuxième problème: le retour culpabilisant sur ses propres productions littéraires. Cette fois c'est l'esprit de Roald Dahl lui-même qui vient me sermonner (sous la forme d'une imitation assez mauvaise du dessin de Quentin Blake) :
Normal. On critique, on critique, et puis tout à coup on se dit ohmerdalor, mais je fais exactement la même chose! moi aussi problème idéologique machin truc! moi aussi valeurs transparentes naturalisée normalisées! mékelconne!
Alors du coup la fois d'après, c'est l'inverse. J'écris mon manuscrit de bouquin pour enfants, trankil, on est relax, ça va nickel, ça se passe bien et soudain... mon surmoi universitaire se joint à la fête pour me dire fais pas ci fais pas ça, tu entres pile dans tout ce que tu dénonçais ce matin quand tu écrivais cet article tu te souviens? hein?
En général, la réponse ne se fait pas attendre:
Exercice quotidien de dédoublement de la personnalité, donc - écouter le mini-moi dans certaines circonstances et pas dans d'autres; essayer de faire en sorte que l'auteure et l'universitaire ne se croisent jamais au détour d'un couloir, sauf si nécessaire. En général, c'est un compromis qui ne se fait pas sans un petit peu d'auto-violence:
Mais sinon, ça va, je me soigne. Enfin, on se soigne. Toutes les deux. Trois. Huit.
Et vous, vous êtes combien?