Critique d'Un obus dans le coeur, de Wajdi Mouawad, vu le 18 avril au théâtre des Déchargeurs
Avec Grégori Baquet, dans une mise en scène de Catherine Cohen
Cette fois-ci encore, comme beaucoup de mes sorties théâtrales, c'est le nom de l'acteur qui m'a attirée. Grégori Baquet, je le cerne bien maintenant, je l'ai suivi ces dernières années, son sourire triste et ses yeux d'une profonde gentillesse qui se marient si bien aux rôles que je lui connais : Julien dans Colombe, de Jean Anouilh, ou Mr Jenkins dans Colorature de Stephen Temperley. Mais un rôle pareil dans une pièce pareille, je ne l'aurais pas envisagé, et c'est avec curiosité, et appréhension, disons-le, que je me suis rendue aux Déchargeurs vendredi dernier.
Wahab, aujourd'hui, peut dire "avant". Pour qu'il puisse dire "avant", il a fallu que quelque chose se passe, et avec nous il va chercher ce qui a pu déclencher cet "avant". Son enfance, sa peur, le changement de sa mère, la guerre civile au Liban, l'attentat d'un bus auquel il a assisté, et la mort, tout se mélange et tout se distingue pour Wahab. Il ne confond rien mais il assimile. Et il nous raconte.
Dans la petite salle des Déchargeurs, avec deux chaises pour seul décor, Grégori Baquet prend le corps de Wahab et nous surprend. Il n'est plus le Grégori Baquet triste et mélancolique que l'on connaissait ; il incarne Wahab avec énergie et émotion, jusqu'à effrayer les spectateurs dans ses instants de folie. Le crane rasé, il remet souvent sa capuche comme pour se protéger de ce qui l'attend. Son regard effrayé ou inquiet se tourne parfois dans notre direction, alors il tourne la tête et continue son histoire. Le comédien voulait nous prouver qu'il pouvait tout jouer : le pari est réussi ; cette part d'émotion et cette faculté à raconter son histoire, seul en scène, il l'a.
La langue de Wajdi Mouawad frappe en plein coeur : avec un fil directeur bien dessiné, il parvient à nous raconter beaucoup de choses, tout en laissant la part à l'imagination : tout n'est pas rationnel, tout n'est pas expliqué, et la part d'interprétation personnelle est là. Grégori Baquet donne un corps à l'âme complexe, torturée et perdue, qu'est l'âme de Wahab. Derrière ce personnage, on sent l'émotion et le vécu du narrateur, qui parle ici beaucoup de son histoire personnelle. La peur, la mort, la guerre, il connaît, et les mots le soulignent à merveille. Grégori Baquet, habité par le personnage, est magistral.
Et il ne fait pas le combat seul. La mise en scène qui accompagne le comédien est sans faille : les lumières suspendent le temps et permettent la distinction les différents instants de sa vie. Tout particulièrement, lorsque le comédien décrit l'attentat du bus auquel il a assisté, et que les flammes semblent l'approcher du fond de la scène, l'ambiance inquiétante est retransmise avec brio, et la scène n'en est que plus réussie. L'utilisation des deux chaises enfin, dont je laisse la surprise, contribue encore à l'intelligence de cette mise en scène. Catherine Cohen, qu'on ne connaissait pas, a plus d'une corde à son arc.
C'est un spectacle entier, une réussite totale, un monde racontée, une histoire soufflée, un Grégori Baquet transformé, qu'on espère retrouver bientôt au Festival Off. ♥ ♥ ♥