LE CAS DE MADAME LUNEAU (d'après Maupassant)
Le juge appelle l’affaire Hippolyte Bacot,
Sacristain et quincailler,
Contre Céleste-Césarine Luneau,
Veuve Isidore-Gautier.
Hippolyte Bacot, quarante ans,
Maigre, grand,
Parle d’une voix lente,
Trainante et chantante.
Mme Luneau, charpentée en lutteur,
Semble avoir trente ans.
Elle gonfle de partout son tailleur
Étroit et collant.
Elle a des hanches énormes supportant
Une poitrine débordante par devant,
Et par derrière, des omoplates
Rondes comme des jattes.
Enceinte, elle présente un ventre, gros
Comme un tonneau.
Le juge de paix attaque la question :
-« Hippolyte Bacot, votre réclamation ? »
-« V’là, m’sieur le juge de paix.
Il y aura neuf mois bientôt
Qu’un soir m’dame Luneau
Est venue m’ trouver après souper
Pour me raconter
Son état par rapport à sa stérilité… »
Le juge de paix : Soyez plus explicite, je vous prie.
Hippolyte : Je m’éclaircis.
Or qu’elle voulait un enfant
Et qu’elle me demandait de participer.
Je ne fis pas de difficultés
Vu qu’elle me payait cent francs.
Or la chose étant accordée,
Elle m’ refuse aujourd’hui
Ce qu’elle m’avait promis.
J’ai beau réclamer…
Le juge : Est-ce que je comprends ?
Vous dites qu’elle voulait un enfant ?
Comment ?
Quel genre d’enfant ?
Un enfant pour l’adopter ?
Hippolyte : Non. Un neuf, m’sieur le juge de paix !
Le juge :: Un neuf, vous avez dit ?
Hippolyte : Oui. Un enfant que nous aurions
Comme si nous étions
Elle, ma femme et moi, son mari.
Le juge : Vous me surprenez, là.
Dans quel but vous a-t-elle proposé cela ?
Hippolyte : Huit jours avant, Isidore,
Son époux était mort,
Laissant son bien
Aux siens.
La chose la contrariant,
Vu l’argent,
Mme Luneau s’en fut trouver un homme de loi
Qui la renseigna
Sur le cas
D’une naissance dans les dix mois.
Je veux dire, moi,
Que si elle accouchait dans les dix mois
Après le décès de son mari,
Parfaitement légal serait son produit.
Et ainsi… elle pourrait hériter, la mère !
Je me mis donc en état de la satisfaire.
Au bout de six semaines, elle m’apprit
Que j’avais réussi.
J’ lui ai demandé les cent francs,
Elle me les refusa
Et me traita
D’impuissant
Et de flibustier.
Le juge : Femme Luneau, qu’avez-vous à ajouter ?
Mme Luneau : Je dis, monsieur le juge de paix,
Que cet homme est un flibustier !
Le juge :
Qu’apportez-vous à l’appui de cette assertion ?
Mme Luneau : Je jure sur la tête de mon mari
Qu’Hippolyte ment,
Que l’enfant
N’est pas de lui.
Le juge : Dans ce cas, de qui est-il donc ?
Mme Luneau : Je sais ti, moi, je sais ti ?
À tout le monde pardi !
V’là mes six témoins. Tirez-leur des dépositions.
Tirez-leur donc. Ils répondront.
Le juge : Avant, répondez-moi de façon claire :
Quelles raisons avez-vous de douter
Qu’Hippolyte Bacot soit le père
De l’enfant que vous portez ?
Mme Luneau : Des raisons ?
J’en ai des millions ;
Et plus encore, des raisons !
Vu qu’après lui avoir fait ma proposition
De cent francs,
J’appris qu’il était cocu et que ses enfants,
Les siens, n’étaient pas de lui.
Hippolyte : C’est des menteries.
Mme Luneau : Des menteries ! Des menteries !
Tous les gars du pays
Ont rencontré sa femme. C’est un fait.
Oui, m’sieur le juge de paix.
Donc j’ me suis dit :
‘‘Comme t’as des doutes sur ses capacités,
J’ vas aller visiter
Albert Brûlas’’,
Mon témoin, que v’là ici et qui m’jura :
‘’M’dame Luneau, à vot’ disposition ‘’
Mais vu qu’il connaissait ma situation
Il m’a dit que j’avais tort de donner
Les cent francs à Hippolyte,
Vu, qu’ce pauvre aviné
N’avait pas fait plus, dites,
Que les autres qui ne réclamaient point.
Demandez à mes aut’ témoins,
M’sieur le juge de paix.
Ces hommes sont appelés par le juge de paix.
Ils sont timides, gênés, crispés.
Le juge : Trévat Aimé,
Avez-vous lieu de présumer
Que vous soyez le père de l’enfant
Que Mme Luneau porte dans son flanc ?
Aimé Trévat : Oui, m’sieur.
Le juge : Célestin-Pierre Virieux,
Avez-vous lieu de vous préoccuper
Que vous soyez le père de l’enfant
Que Mme Luneau porte dans son flanc ?
Virieux : Oui, m’sieur l’juge de paix.
Les quatre autres témoins
Retournent dans leur coin
Après avoir déposé identiquement.
Le juge prononce après un moment :
-« Attendu que si le sieur Bacot
A lieu de s’estimer
Le père de l’enfant que réclamait
La ci-devant Césarine Luneau,
Attendu que les nommés Trévat
Et cetera, et cetera…
Ont des raisons similaires pour solliciter
La même paternité,
Attendu que Mme Luneau
A invoqué l’assistance du sieur Bacot,
Moyennant
Une indemnité de cent francs,
Attendu que si Bacot est de bonne foi,
Il est permis de lui contester le droit
De s’être engagé envers Mme Luneau
Pour la raison qu’il est marié,
Condamne Mme Luneau
À 25 francs de dommages-intérêts.