Balbutiements chroniques, par Sophie Torris…

Publié le 23 avril 2014 par Chatquilouche @chatquilouche

Cher Chat,

Rose Pierre de Ronsard

Je crois que j’ai fait chou blanc en naissant dans une rose ! Cela fera bientôt 50 ans que j’ai pris racine, et c’est seulement aujourd’hui, à la fleur de l’âge, que je découvre le pot aux roses. Il vaut mieux être un garçon. Ce n’est pas tant que nous fanions plus vite que vous, c’est plutôt que vous, les hommes, vous sembliez porter avec plus d’élégance ces sillons que nous, les femmes, avons à fleur de peau. Les plis, les creux, les stries et autres ridules n’ont souvent de charme qu’au masculin.

Je vous le dis avec des fleurs, car Ronsard* l’a fait avant moi, mais je connais quelques mignonnes qui enverraient sur les roses tous ces durs de la feuille qui arborent des roses fraîches tout contre leurs vieilles boutonnières et qui, pour ce faire, charrient bobonne dans les bégonias. Je veux bien qu’il faille cueillir la jeunesse pendant qu’il est encore temps, mais « carper » ainsi le « diem », c’est le bouquet, non ?

Vous me découvrez la fleur au bout du fusil, prête à attaquer le mâle à la racine, mais ne voyez dans ces considérations au ras des pâquerettes que le plaisir d’aller battre d’autres buissons.

Mignon, allons donc voir si la vie est encore rose pour les vieilles branches.

C’est que de nos jours, avec les progrès de la science, on est vieux beaucoup plus longtemps. L’augmentation de l’espérance de vie est venue bouleverser l’idée même de vieillissement. À 60 ans, on n’est pas prêt de sentir le sapin et l’avenir fleure encore drôlement bon. Or, s’il y a tout un monde entre le sénior encore vert et le vieillard gâteux, il n’en reste pas moins qu’un fruit bien mur ne retrouve pas son croquant d’antan, même si on veut nous le faire croire, même si on aimerait le faire croire.

On ne se contera pas fleurette. La vieillesse fait peur et nous sommes nombreux à vouloir lui couper l’herbe sous le pied d’une manière ou d’une autre. On retarde donc le moment de manger les pissenlits par la racine en faisant des concessions perpétuelles. Mais jusqu’où puis-je repousser l’échéance sans passer pour une vieille conne ?

Ma fleur se décline inéluctablement : rosa, rosæ, rosam, rosarum, rosis, rosis, rosas… Une vieille marguerite ne s’effeuille plus sans espérer qu’on l’aime encore un peu, sans penser qu’on pourrait ne plus l’aimer du tout. C’est que nos sociétés occidentales cultivent à l’excès la notion d’apparence. Il faut garder le teint rose, le pistil bien droit et la corolle bien ferme. On peut bien radoter, le corps, lui, ne doit pas s’oublier. L’entreprise d’engrais et de pesticides divers est lucrative. On en abuse, un peu fleur bleue, se laissant berner, pauvres taupes-modèles, en voulant croire qu’ainsi, nos terrains seront moins vagues.

Et vous, Cattus senectus, comment cultivez-vous votre jardin ? Si les feuilles mortes ne se ramassent plus à la pelle, faut-il pour autant inaugurer les chrysanthèmes* ? On glorifie la longévité, mais y’a-t-il un prestige à n’être seulement que vieux ? Atteindre enfin la maturité, me direz-vous. Et si je ne voulais pas être sage justement, « encore une fois traîner mes os jusqu’au soleil, jusqu’à l’été, jusqu’à demain, jusqu’au printemps… voir si le fleuve est encore fleuve, voir si le port est encore port, m’y voir encore »*.

Autrefois, l’âge de la retraite sonnait le glas de la vie active, on attendait alors sous l’orme ou sous le tremble à l’ombre de ses souvenirs, de ses déceptions, de ses trahisons, mais de ses conquêtes et de ses victoires aussi, et on finissait par s’endormir, comme une souche. Pour l’éternité. Aujourd’hui, s’arrêter, pour beaucoup, c’est déjà être mort. L’inactivité, c’est la gerbe !

Nombril du monde

On s’invente, alors, mille et un accommodements raisonnables, on retourne aux études, on fait du bénévolat, on se liposuce, on fait des enfants sur le tard, on côtoie les jeunes pour rester jeunes, on marathonne pour ne pas que la vie nous rattrape. Enfin, on s’interdit de penser qu’on est vieux, partagés entre la nostalgie de nos vertes années et l’acharnement à profiter au maximum du temps qu’il nous reste.

Je ne fais pas exception. Je ne suis plus une fleur en bouton, mais j’espère ne jamais finir en pot. C’est que j’ai le rosier grimpant et si un jour, mon tronc se penche, si mon arbre devient noueux, centenaire peut-être, je touche son bois, je voudrais toujours pouvoir vous faire de l’ombre, remplir mes feuilles de présence jusque dans leurs marges et faire couler le peu de sève qu’il me restera le long de leurs nervures diaphanes.

Vive la rose et le lilas !

Sophie

* Ronsard, poète du XVIe siècle, s’est illustré dans l’art de la métaphore florale, notamment dans son Ode à Cassandre : Mignone, allons voir si la rose…

*Inaugurer les chrysanthèmes : Cette expression a été prononcée par le Général de Gaulle lors de son retour au pouvoir en 1958. Il voulait signifier que le rôle du président de la République ne devait plus être un rôle uniquement représentatif basé sur le prestige, mais qu’il devait intervenir dans la vie politique de la France et avoir une vraie autorité.

* Extrait de J’arrive de Jacques Brel.

Notice biographique

Sophie Torris est d’origine française, Québécoise d’adoption depuis dix-sept  ans. Elle vit à Chicoutimi, y enseigne le théâtre dans les écoles et l’enseignement des arts à l’université. Elle écrit essentiellement du théâtre scolaire et mène actuellement des recherches doctorales sur l’impact de la voix de l’enfant acteur dans des productions visant à conscientiser l’adulte. Elle partage également une correspondance épistolaire avec l’écrivain Jean-François Caron sur le blogue In absentia.

(http://lescorrespondants.wordpress.com)

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)