Peter Robinson, auteur policier du Yorkshire qui vit au Canada, a évoqué la vie autarcique et décalée des marginaux post-68. « A Necessary End », édité en 1989, n’a été publié en France qu’en 2007 sous le titre trompeur (racoleur et stupide, comme souvent les titres en français) de « Matricule 1139 ». Le chiffre évoque le bagne ou le camp – rien de tel dans le roman ! Le « milieu » littéraire français qui veut faire original intello fait la bête. Il s’agit bien d’un Milieu dans le sens de Mafia, passons… Le roman policier de 477 pages, « enquête de l’inspecteur Banks », vaut mieux que les afféteries d’éditeur germanopratin.
Evidemment, comme il s’agit d’un membre de la maison Poulaga, tombé en service commandé alors que l’organisation laissait à désirer, les enquêteurs locaux sont sensés n’être pas objectifs. On éloigne le superintendant du coin pour adjoindre à Banks, inspecteur, un superintendant pugnace venu de Londres. Le fameux Burgess est un tantinet parano, brutal, provocateur. Il a une haine idéologique pour tout ce qui est anarchiste, communiste, pacifiste, étudiant qui pense, féministe, « nègre arrogant », pédé, hippie, marginal et racaille de tout sexe et poil. De plus, il saute tout ce qui porte nichons passant à portée…
Nous avons donc tous les éléments bien noir et blanc pour s’identifier au bien contre le mal, comme il était d’usage dans le monde binaire d’avant 1991. Un délinquant à peine sorti de prison (très jeune, déstructuré, violent et très peu sûr de lui) fait le coupable idéal. Un militant « anti » d’âge mûr, pontifiant et borné, en fait un autre. Sans parler de deux étudiants, froids et peut-être terroristes. Mais nous sommes en Angleterre, pas au Far-West ; Peter Robinson est plus subtil que le stalinien ou le reaganien moyen ; les choses ne sont donc jamais comme elles paraissent, ni les êtres d’un bloc. La cause hippie, bêlante et gentillette, a produit de l’égoïsme forcené dont les gamins ont souffert. La militance anti-ce qu’on veut a des objectifs louables mais se trouve servie bien souvent par des manipulateurs contents d’eux-mêmes qui se prennent pour des élus (élus par la grâce divine des Principes, pas par les électeurs). Les policiers, en charge du respect de la loi, dérapent à l’envi dans le machisme et la satisfaction de frapper et de soumettre. Les drogués sont dépendants, mais aussi paumés et incapables de vivre une quelconque liberté s’ils sont remis dans la nature. Les féministes ont secoué les conventions, mais braqué les mâles ; elles se retrouvent esseulées, éperdues de protection et de maternage, une fois venu l’âge mûr… Les relations humaines apparaissent bien plus complexes que le simplisme militant, de quelque bord qu’il soit. C’est l’intérêt du livre.
L’intrigue est subtile et sa résolution in fine une vraie surprise. Ce roman est un bonheur de lecture tant il fait la part belle aux gens, aux doutes, aux scrupules humains. Banks y joue là l’un de ses meilleurs rôles en mari aimant (mais tenté), en père soucieux de ses enfants (mais absent), en policier respectueux des lois (mais qui a ses convictions politiques). Il aime la musique (l’opéra, le blues, le rock « jusqu’à la séparation des Beatles »), les bons whiskies, les diverses sortes de bières, le tabac, la tourte aux huîtres – et surtout les gens.
En cette année de grande prosternation devant les divas ‘sixty eight’, il est intéressant de voir comment ont vécu les post-68 et ce roman sans prétentions intellos nous en dit plus que les traités des sociologues.
Peter Robinson, Matricule 1139, Le Livre de Poche policier, octobre 2007, 477 pages.