Vienne, 1900. Prenez un gamin des rues pur et innocent et plongez-le dans le luxe d’une maison close avec crédit illimité. Initiez-le aux charmes de l’oisiveté et de l’argent facile, donnez-lui accès à des choses qui lui sont inabordables puis coupez-lui les vivres sans crier gare. Tel est le projet d’Alec, jeune dandy capricieux, irresponsable et tête à claque voulant transformer un gavroche en ennemi public numéro 1. Le but ultime étant de le façonner comme une œuvre d’art, une œuvre d’art « subversive et véritablement décadente ». Victor sera la victime désignée d’Alec. Un gosse pas verni par la vie, maltraité par un père à la main lourde et dont la carrière de tailleur de pierres qui l’attend ne l’enchante guère. Avec Alec, il va découvrir un train de vie dont il ne soupçonnait même pas l’existence. Mais le choc est rude, trop rude. Et le pétage de plombs inévitable…
Pour ce scénario, Lupano s’est inspiré de « L’assassinat considéré comme un des beaux-arts » de Thomas De Quincey et surtout d’un passage de « A rebours » de Joris-Karl Huysman dans lequel l’auteur déclare vouloir changer brutalement la vie d’un homme pauvre afin de « créer un gredin de plus pour la société et lui donner l’assassin qu’elle mérite ». Entraîné dans quelque chose qu’il ne maîtrise pas, dépassé par ce qui lui arrive, Victor va devenir incontrôlable, allant bien au-delà des espoirs placés en lui par son pygmalion.
Une série à l’atmosphère délicieusement sulfureuse. Lupano montre la bourgeoisie viennoise engoncée dans ses certitudes d’un autre temps, incapable d’anticiper les catastrophes à venir alors que la pauvreté, le chômage de masse et l’antisémitisme galopant transforment en profondeur la société. Avec Victor, il procède à une métamorphose violente. Une personnalité simple et neutre qu’Alec a besoin de totalement effacer pour la réécrire à sa guise. C’est une expérience sans filet, un mélange qui devient aussi dangereux qu’explosif…
Que dire du dessin de Corboz, si ce n’est qu’il représente à merveille la Vienne de l’époque. L’architecture, l’opéra, les brasseries, les quartiers populaires, tout est fidèlement resitué. Son trait réaliste campe avec conviction les différents personnages et affirme le caractère de chacun.
Une superbe série, tant sur le fond que sur la forme. Le troisième volume paraîtra le 21 mai, je vais me faire un plaisir de le dévorer dès sa sortie.
L’assassin qu’elle mérite T1 : Art nouveau de Corboz et Lupano. Vents d’ouest, 2010. 56 pages. 13,90 euros.
L’assassin qu’elle mérite T2 : La fin de l’innocence de Corboz et Lupano. Vents d’ouest, 2012. 56 pages. 13,90 euros.
Une lecture commune que je partage une fois de plus avec Noukette.