The Queen is Dead (86) qui lui succèdera est généralement considéré comme le meilleur des Smiths, à cause de son infernale chanson-titre ou de splendeurs nommées "Bigmouth Strikes Again" ou encore "There Is A Light That Never Goes Out'". Pourtant, ce disque également mythique sent déjà la fin, la redite sous certains angles (le très fade "The Boy With The Thorn in His Side"), et brille surtout par les singles qui balisent l'album.
Et déjà, le divorce Morrissey/Marr semble consommé, la section rythmique - et notamment Andy Rourke - devient de plus en plus toxique et erratique, un second guitariste est recruté pour les tournées, bref tout dans cette fulgurante épopée que fut celle des Smiths sent l'épitaphe. S'ensuivra l'ultime et sensible Strangeways Here We Come (87), qui malgré ses qualités mélodiques indéniables ne sonnera plus tout à fait comme du Smiths.
On préférera s'attarder sur ce 2ème LP (également chéri par le quadra Benjamin Biolay, tout concorde !), enregistré à la dure, loin de tout lors d'un rugueux hiver scandinave, dans lequel le groupe livre son premier manifeste d'importance, le premier LP étant à moitié raté et le fantastique Hatful of Hollow (84) "qu" une brillante collection de singles, alternate takes et morceaux inédits.
Johnny Marr tient toujours le leadership musical, et l'on trouve pèle-mêle un infernal et savant open tuning balayé de Flanger sur "Headmaster Ritual", des shuffle mâtinés de rockab ("Rusholme Ruffians", "Nowhere Fast"), une ballade pluvieuse aux accords mélancolique sublimes ("Well I Wonder"), une chevauchée haletante jouée à contre-temps ("What She Said"), un incroyable morceau aux relents funky où l'excellente et pas encore totalement intoxiquée paire Rourke/Joyce fait merveille ("Barbarism Begins at Home"), dont le groove aura sans doute plus qu'inspiré la future scène mancunienne, Stone Roses en tête.
On trouve aussi un morceau lent, funèbre et beau ("That Joke isn't Funny Anymore") au feeling adéquat, et le morceau de bravoure du disque qui donne son titre au disque, la complainte végétarienne - nous y revenons - aux vagissements et barrissements synthétiques.
Là est tout le savoir-faire mélodique d'un groupe qui habilement a toujours revendiqué un boycott des synthés, mais a toujours su distiller avec parcimonie telle note de piano, tel clavier ou orgue discret en guise d'enluminure à ses arpèges de six-cordes.
D'ailleurs, est-il utile d'insister encore sur ce subtil et créatif guitariste sans véritable équivalent pour son époque (à part peut-être Maurice Deebank de Felt) que fut Johnny Marr au sein des Dupont mancuniens, digne héritier des rois de la Rickenbacker 12 cordes - à ce titre on peut difficilement occulter l'héritage de la scène folk west-coast et ses plus emblématiques lieutenants Byrds et Love.
Et Morrissey ? Le vocaliste si délicieusement maniéré et perché, déjà redoutable parolier et dépositaire de cette touche insulaire et sociale sans doute plus vue depuis Ray Davies et Paul Weller (à l'exception sans doute des brûlots punk du Clash et des Stranglers), est en grande forme. C'est bien entendu à lui que l'on doit ce détournement de cliché Guerre de Vietnam, sur lequel l'original "Make War Not Love" deviendra la végétarienne et hautement provocante déclaration d'intention "Meat is Murder".
C'est évidemment sa plume exclusive qui évoque le rejet sarcastique presque Dickensien de l'institution scolaire, où l'on devine poindre les châtiments corporels encore d'actualité dans les années 70. Où les maîtresses d'école sont ici comparées à des "belligerant ghouls" !
On oublie généralement sur Meat is Murder les chroniques urbaines homo-érotiques qui parsemaient les premiers singles, Morrissey brandit pour le coup sa carte du parti Travailliste, et bien avant de déclarer qu'il souhaite la mort de Thatcher et de cette monarchie britannique qu'il exècre, s'en prend violemment aux aliénations dont les plus sournoises sont véhiculées au sein même du foyer, les inénarrables "A crack on your head is what you get for not asking / A crack on your head is what your get for asking" ("Barbarism....").
La violence urbaine est aussi conviée à travers ce meurtre perpétré dans le quartier de Rusholme à Manchester lors d'une fête foraine, décor récurrent de la violence insidieuse au sein des textes de Morrissey ("Rusholme Ruffians").
Et puis bien sûr, le slogan définitif et péremptoire comme tout ce qui traite de la chose animale, ce "Meat is Murder" qui mit en son temps le feu aux poudres, entreprit de creuser un peu plus les tensions embryonnaires entre Morrissey et son groupe, et contribua sans doute à l'incompréhension du brillant combo mancunien, qui évoquait pourtant là un thème plus seulement insulaire ou local mais universel. Il est amusant de noter qu'à posteriori ces dérangeantes sonorités animalières seront réutilisées, appropriées par d'autres musiciens.
Il est frappant aussi de voir qu'au delà des tensions émergentes et de l'irrémédiable séparation qui allait s'ensuivre, les Smiths formaient sous leurs allures précieuses, une sorte de gang à l'ancienne où nul n'aurait songé contester l'autorité naturelle de son, de ses leaders.
Alors, on peut manger de la viande et continuer à se délecter longtemps après de ce disque âpre et qui aura marqué son époque.
En bref : album générationnel, et on l'oublie assez, plus gros succès du groupe outre-Manche, Meat is Murder synthétise l'originalité sans faille d'un des derniers grands duos de la pop anglaise, constituée de l'acidité des mots de Morrissey et des musiques charnelles et (ici) sexy de Marr.
"Barbarism Begins at Home" :
"Headmaster Ritual" :