Passionnante livraison poétique que celle d’Yves Bonnefoy en
mars dernier : conjointement à La longue chaîne de l’ancre un recueil de textes parus
depuis le début des années 2000, il publie, toujours au Mercure de France, un
ensemble d’écrits anciens, publiés entre 1945 et 1961, dont le fameux Traité du pianiste (1946), qui donne son titre au
volume. Au sommaire de ce livre, les deux versions du Cœur-Espace (1945 et 1961), déjà publiées en 2001 chez Farrago,
ainsi que l’entretien avec Maria Silvia Da Re qui complétait cette édition :
“Un début d’écriture”. Suivent : “Le Savoir vivre” (1946), “La nouvelle
objectivité” (1946), “L’éclairage objectif” (1947), une version ancienne de
“Anti-Platon” de 1946. On peut aussi lire une version primitive de “Théâtre de
Douve”, aussi distante du célèbre livre de 1953 (Du mouvement et de l’immobilité de Douve), nous dit l’auteur, que
l”homme de Neandertal l’est de l’homme de Cro-Magnon : « une espèce très
étroitement apparentée, mais tout de même distincte et qui rapidement s’est
éteinte. »
C’est justement le propos de ce livre, de revenir sur le pas décisif qui a été
nécessaire à l’établissement de la grande œuvre poétique que l’on connaît. Tous
ces textes renvoient à l’époque où Yves Bonnefoy était aux prises avec d’un
côté l’influence surréaliste, qui fut pour lui l’occasion de faire un premier
pas vers le démantèlement de la pensée conceptuelle par des rapports inédits entre
les mots ; et de l’autre des ambitions propres qui commençaient à se détacher :
l’amour du simple, l’abandon à son évidence et le voeu de ne pas substituer à
ce monde-ci les chimères que peut créer l’inconscient. Ce livre donne à
entendre la multiplicité des voix qui furent la souche de l’œuvre poétique,
âtre de tentations et de mouvements contraires ; mais aussi et surtout : lieu
d’une obsession et d’un travail. Les écrits de jeunesse, et plus
particulièrement le Traité du pianiste
sont ce « gouffre [entrouvert] que l’écriture a pour fond, et qu’elle veut
oublier par, précisément, cette mise en place d’une œuvre ». (p. 126)
Dans les poèmes comme dans les programmes poétiques, l’écriture cède beaucoup à
la rhétorique surréaliste, au goût des oxymores et des contradictions. Le temps
est à la revendication d’un nouveau rapport au monde, au-delà des
cloisonnements intellectuels que le langage instaure ; et plus encore : la
poésie doit, selon le mot d’ordre de Rimbaud, “changer la vie”. Enflammé et
prophétique, le jeune Yves Bonnefoy clame les principes d’une “Nouvelle
objectivité” :
« Tous les moyens sont bons pour démasquer l’objet et décontenancer l’espace. La poésie à venir sera l’exploitation de ces moyens. Elle libérera l’esprit des paralysies logiques, elle transformera les rapports de l’homme et des objets, elle transformera les rapports de l’homme et de la société que supposent ces objets. » (p. 133)
Mais le plus intéressant est peut-être l’épaisse préface
autobiographique que Bonnefoy a rédigée, et qui offre à l’auteur l’occasion de
sonder sa mémoire à la lumière de quelques phrases écrites il y a plus de
cinquante ans dans la fureur et l’enthousiasme des jeunes années, quand
commençait à s’accomplir une vocation. Toujours aussi exigeant et rigoureux, Yves
Bonnefoy ne se contente pas d’alléguer la jeunesse et l’ambition ; mais au
contraire il entreprend une véritable démarche herméneutique et procède à une
analyse, presque, du Cœur-espace et
du Traité du pianiste. Dans ces
quelques trente pages, il cherche à remonter à la source de sa vocation et à
revivre les hésitations du jeune poète, nouant ensemble de simples souvenirs
d’enfance qui ont marqué son rapport au monde (de même qu’il avait évoqué de
manière si touchante les vacances à Toirac dans L’arrière-pays) et la découverte progressive des enjeux de
l’écriture poétique, pour laquelle il sentait une prédilection.
Le premier vers du Cœur-espace
déclenche le souvenir de la mère du poète : « Au plein froid de l’été ton
visage de pierre », ou l’écho de ce visage maternel qui, parfois, se
figeait, abandonnant un instant son regard tendre ; le visage de sa mère quand
une pensée passagère l’absorbait, ou quand, pour sermonner l’enfant turbulent,
elle prononçait ce mot étrange, “Batchine” : un mot certainement issu du
patois, mais une énigme pour le jeune enfant aux oreilles de qui ce mot sonnait
comme l’ordre de se soumettre à l’absence, à la conceptualité absolue. Et cette
mère, auprès de qui l’enfant apprit les mots, découvrant la partition du réel,
était aussi la garante de l’unité du monde, celle de qui l’enfant cherchait le
regard bienveillant quand les choses se présentaient à lui sur le mode ambigu
d’une disparition :
« Et pour ma part, ayant eu de ma mère l’initiation aux mots que j’ai dite, celle qui donnait à voir de grands archétypes, le chien, l’arbre, la maison, rien de conceptuel encore, j’ai bien dû, dans ces situations où la chose à la fois s’approchait de moi et se retirait dans l’énigme, me tourner vers cette dispensatrice des signes avec un mouvement d’espérance inquiète. Elle était l’Isis qui faisait briller le ciel et couler les sources, elle allait rassembler le corps dispersé du réel. » (pp. 20-21)
Comment ne pas penser à “La maison natale”, cette vaste anamnèse poétique, et à la mention si touchante de la mère, dont le souvenir envahit l’esprit du poète quand il entend l’évocation de Ruth dans l”Ode au Rossignol” de Keats :
Qu’avais-je eu, en effet, à recueillir
De l’évasive présence maternelle
Sinon le sentiment de l’exil et des larmes
Qui troublaient ce regard cherchant à voir
Dans les choses d’ici le lieu perdu ?
Les Planches courbes, « La maison natale », X
Je ne présente ici qu’un seul des fils que Bonnefoy tisse au
fil des pages : d’autres souvenirs y prennent place, que l’analyse articule
pour tenter de comprendre ce qui s’est joué dans l’écriture du Pianiste, où l’essai finit par
reconnaître une prise de distance avec le dogme surréaliste et l’écriture
automatique. Bonnefoy s’attarde aussi sur l’étrange figure du “chevalier du
deuil”, sorte de double que chacun porte en soi, être étrange qui refuse notre
accès à la présence et qu’il faut combattre ; le Traité du pianiste aura notamment été le lieu d’affrontement de
cette volonté négative.
Puis le texte s’achève sur le souvenir… d’un piano, que les parents avaient
acheté pour la sœur du futur poète, et que celui-ci allait parfois discrètement
faire sonner. Et l’esprit, emporté par le hasard de ces quelques notes, de
rêver à tout un monde d’harmonies, et plus encore : « d’autres lieux et d’autres
niveaux de l’existence sur terre ». La mélodie avait redonné espoir en la
parole humaine, et sans doute fondé la vocation poétique de celui qui définit
ainsi la parole poétique : « une écoute simultanée des mots déconceptualisés
par les sons, des sons troublés par des mots. » (p. 37)
Contribution Maxime Durisotti
© Maxime Durisotti, 2008
Yves Bonnefoy, Traité du pianiste, et autres écrits anciens, Mercure de France, 2008, 188 p., 16,50 €