Le manque d’évangélisation et de formation continue au numérique auprès des enseignants fragilise l’éducation face au tsunami qui s’annonce. Une thèse défendue par Emmanuel Davidenkoff, dans son dernier ouvrage "Tsunami numérique" chez Stock. Il explique.
Entretien réalisé dans le cadre de l’émission L’Atelier numérique sur BFM Business, avec Emmanuel Davidenkoff, directeur de la rédaction de LEtudiant.fr et chroniqueur spécialisé sur les questions de l'éducation à France Info.
Vous avez sorti fin mars le livre "Tsunami numérique. Éducation, tout va changer! Etes-vous prêts ?" chez Stock. Par "Tsunami numérique", qu’entendez-vous ?
Emmanuel Davidenkoff : Deux choses. Par "numérique", j’entends qu’aujourd'hui, et depuis trois ans, notamment dans la Silicon Valley, des chercheurs, des entrepreneurs, des financeurs, des universitaires, des centres de recherche publics et privés se sont résolument mis sur le territoire de l’éducation avec l’ambition de réinventer l’éducation dans le monde. Ce que j’ai mesuré en allant là-bas, il y a un an, c'est que la loi de Moore y est vraiment exponentielle.
Et tsunami ?
"Digital Tsunami" est un terme qui a été utilisé par le directeur de Stanford, il y a deux ans dans un article. Aujourd’hui, on en est à la vaguelette. Mais dans un tsunami, il y a aussi une lame de fond qui va à toute allure et elle existe aujourd'hui dans l’enseignement. Dans l’enseignement supérieur dans le monde et en France existe déjà un certain nombre de dispositifs, d’innovations, des signaux faibles qui annoncent la révolution à venir. Et le jour où cette lame de fond arrivera, elle fera des dégâts comme un tsunami.
De quelle nature sera l’impact ?
L’impact sera pédagogique, économique, politique et presque philosophique. Philosophique d’abord. On a inventé un système éducatif qui repose sur un certain nombre de qualités mais qui aujourd'hui sont menacées par la machine. Aujourd’hui, des algorithmes sont capables de rédiger quasiment des arrêts de droit quand il faut bac+5 en droit pour les réaliser, d’ordinaire. Nous sommes habitués à ce que les machines, les robots, l’automatisation touchent des métiers manuels. Aujourd'hui, ça s’attaque à des processus intellectuels qui étaient protégés jusque-là par le fait qu’il fallait faire des études supérieures pour les remplir.
L’incidence sera également pédagogique parce qu’il va falloir à la fois être capable de concevoir ces machines, de travailler avec elles mais également de bien comprendre et déterminer quelle part restera irréductiblement humaine dans chaque métier. Pour l’impact économique, c’est là notre capacité d’innovation et de transformation, de tout ce qu’on aura trouvé, en marché, en produit, en services, en biens qui est en jeu. Quant à l’aspect politique enfin, ce tsunami numérique remet en question une partie de l’organisation de la société. Le monde numérique de demain est un monde de la collaboration, plus horizontal, interconnecté. Dans une sorte de démocratie immédiate, une culture du "like" ou du "dislike", on ne pourra plus décemment faire de la politique et administrer un pays comme on l’administre encore aujourd'hui. C’est-à-dire de manière tubulaire, verticale et hiérarchisée, où finalement la survie de la structure de manière très idéologique prime sur les objectifs.
Dans votre livre, vous parlez du projet Minerva en Californie. Le principe : des étudiants internationaux vivent ensemble, changent de ville tous les semestres, et suivent uniquement des cours en ligne. Le numérique à terme, comme substitution à une certaine éducation? Ou va-t-il falloir apprendre à s’en faire un adjuvant ?
Je ne pense pas que les autres façons d’apprendre que le numérique apporte vont remplacer l’enseignement présentiel. Ce serait absolument catastrophique. En revanche, l’enseignement présentiel va être à réinventer ce qui redonnera de la valeur à la dimension d’expérience, en matière d’expérience étudiante. Un enseignant pourrait par exemple enregistrer ses cours qui seraient diffusés sous forme de MOOC de sorte que le professeur ait plus de temps à consacrer à ses étudiants de première année. Il pourrait faire ce qu’il fait d’habitude uniquement avec ses thésards, c'est-à-dire un travail individualisé, un travail de tutorat.
Si on se contentait d’une substitution, de prendre la plus bête des pédagogies actuelles, c'est-à-dire la pédagogie de la répétition, du par-cœur, du QCM, pour la dupliquer et l’industrialiser avec des machines et qu’on enlève l’humain, ce serait aussi une catastrophe absolue.
Et demain ?
Je pense que l’école de demain est dans le fameux "blended learning" à savoir l’enseignement mixte : mélanger les techniques, utiliser le meilleur du numérique là où il peut soulager l’être d’un certain nombre de tâches et de garder l’être humain pour ce qu’il peut faire. C’est vers cela que les enseignants doivent aller.
Alors justement, l’enseignant, quid de sa formation ? Sommes-nous prêts ?
On n’est absolument pas prêt. C'est un scandale absolu. Rien ne garantit aujourd’hui que l’enseignant auquel on confie son enfant a fait l’effort de s’auto-former et de se tenir à jour d’un certain nombre de connaissances en neurosciences, en sciences cognitives, en sciences de l’éducation, en sociologie de l’éducation, en psychologie de l’éducation. D’aucuns le font mais l’Education nationale ne l’impose absolument pas. La formation continue est totalement sinistrée.
Et quand bien même, les enseignants se forment par eux-mêmes, développent des projets, leur démarche est ignorée. L’Education Nationale m’évoque Kodak. On se moque souvent de Kodak comme ayant raté le numérique ou parce qu’ils ont perdu 10 milliards de dollars, et sont passés de 150 000 salariés à 8 000. En 1975, ils avaient déposé le brevet, mais ne l’ont pas développé. Mais Kodak n’a pas péché que par là. Kodak est tombé parce qu’il avait un business model unique et extraordinairement rentable mais n’a pas voulu penser autrement. L’Education nationale, c'est pareil. Des inventeurs de Polaroïd, de Xerox ou d’appareils numériques existent dans nos écoles, nos collèges, nos lycées, nos universités. Simplement, on ne les valorise pas. On ne les encourage pas. Et le simple fait de les encourager pourrait probablement résoudre en partie ce problème de formation continue qui est considérable.