Trois ans et demi que je n'ai pas ouvert ce carnet qui ne me quitte jamais pour y porter des mots aujourd'hui. Il devient sec comme du bois sec. Combien de jours ? Mille deux cents et quelques ? À vrai dire zéro. J'écris à présent : Il ne se passe jamais rien dans une vie en dehors de l'oeuvre créatrice. Si je ne crée rien, rien ne se passe et le temps est d'une platitude épouvantablement morne. Mon corps seul accuse le coup, il morfle et morflera salement des outrages du temps. Mais tu vois, carnet, je ferais de la bicyclette pendant mille deux cents et quelques jours ça serait pareil, la forme en plus. La vie peut être d'un ennui mortel.
Travailler quand on travaille, dormir, bouffer, glander, quelques trucs annexes agrémentant indispensablement la vie ordinaire, l'enrichissant, la rendant palpitante comme les relations amicales, le partage de loisirs, d'activités culturelles, sportives, naturelles, l'échange affectif, mais tout cela se referme si vite sur le plaisir qu'il n'est déjà plus là avant même que de dire "ouf", même si le collègue, l'ami, le frère, le partenaire, est la meilleure part de nous-même, même si ces instants sont sourire et part intégrante de vie, même si ces instants sont relation vraie, part vraie, oui, vraie et vivante de vie.
Ce sentiment "d'inaccompli" tue. Créer alors, c'est la seule nécessité vitale et utile sinon il vaut mieux disparaître, à quoi bon passer son temps à mourir à petit feu, mourir mijotant tout cru dans la marmite de la vie. Viande mitonnée que seuls vers et asticots viendront goûter. Encore que, si l'on réfléchit bien, l'oeuvre créatrice n'est que paravent pour cacher le sordide et le ridicule de la situation. Que sont devenus Neal Cassady, WA Mozart, Pirandello, Einstein, maître Leonardo, Frida Kahlo ? Leurs oeuvres et leurs empreintes certes, mais eux ? Leurs âmes, leurs divines tripes et leurs géniales cervelles ? Nourriture pour vers et asticots.
On vit dans l'envie. On cultive le désir, le beau, le vrai et ce sont vers et asticots qui gagnent au final, qui emportent la mise, qui mangent les fruits de toute notre vie. Vivre est une blague pure, une farce mystico-grotesque, j'aimerais recroire en Dieu, en un Dieu qui aurait un gros nez rouge de clown et dont chaque mourant pourrait entendre l'éclat de rire joyeux et tonitruant au moment du passage. Mais je suis plus que persuadé qu'il y a que dalle au bout. Une simple loupiote qui s'éteindra dans une petite chambre où l'on s'endormira tout seul. Basta. Et puis le train repartira comme l'écrivait mon frère René-Guy Cadou...
Vivre est vraiment une sale blague faite aux humains par la nature, par ces foutues compositions désoxyribonucléiques ou nucléo-chimico-magnétiques, auxquelles dame ou sieur nature greffe sexe, coeur, poumons, bouche pour sourire, bouffer, embrasser ou éclater en sanglots. Tu passes des lustres à vivre dans l'antichambre de la mort, à élever tes enfants, à travailler pour quelqu'un qui, la plupart du temps, se fout comme d'une guigne de ton existence, à construire ta vie, à passer aussi de longs lustres dans le commerce laborieux mais utile des autres, dans les tentatives parfois abouties de relations justes et fortes, tu passes tes dimanches à laver ta voiture, repeindre tes volets, arracher les mauvaises herbes de ton jardin, tu passes... à partir en vacances à Juan-les-Pins ou Saint-Georges-de-Didonne, tu passes... à payer tes impôts, à te lacer les chaussures, tu passes et tu trépasses, juste avant tu te rends compte que tout ça est d'une stupidité affligeante car "rien" n'est produit au bout. Réfléchis ! Rien n'est produit car rien ne se produit. Rien. La vie est un pétard mouillé faisant "Pschittttt....." C'est tout.
Alors que faut-il faire ? Que faut-il que je fasse pour trouver la vie moins insupportable ? M'arrêter le plus souvent possible. Ne pas espérer par exemple la fin de mes projets, de mes travaux de rénovation, plonger le plus longtemps possible dans le bleupresquemauve abyssalement absolu de l'iris près duquel j'écris ces mots. Être cette abeille que je vois, pattes alourdies des pelotes de ce premier pollen. Être une fine part du son de la sonnaille que j'entends dans le champ tout proche, au cou de cette vache qui broute tout en chiant, insouciante, et ne saura jamais rien comme moi du grand couteau jaune du boucher qui l'attend. Être cette incroyable trille jaillie de la gorge folle de ce merle facétieux qui dit bonjour à la vie, à chaque jour de sa petite vie espiègle et emplumée de simple merle facétieux. Écrire puisque j'aime le faire, en ai le goût pour ça, écrire pour moi, et tout brûler un jour en toute lucidité car c'est bien ça finalement le but ultime d'une vie à défaut d'en trouver vraiment son sens : Ne pas se berlurer, rester lucide jusqu'au bout.