Les légumes et les fruits représentaient bien sûr la plus grande partie de l'alimentation des Égyptiens de l'Antiquité qui, dans leur majorité, ne devaient pas avoir accès à de la viande tous les jours. Les légumes, surtout, devaient être assez largement consommés et constituer un complément non négligeable au régime à base de céréales (pain, bière) qui était le lot des couches les plus pauvres de la société.
Pierre TALLET
La cuisine des pharaons
Arles, Actes Sud, 2003
p. 75
Vous souvenez-vous, amis visiteurs, qu'à la fin de l'hiver 2013 et au début du printemps qui suivit, j'avais attiré votre attention à trois reprises, les 21 et 22 février, ainsi que le 20 avril, sur les fouilles qu'avaient menées les équipes réunies de l'U.L.B, sous la direction de l'égyptologue Laurent Bavay et de l'U.Lg., sous celle de Dimitri Laboury, au niveau de la pyramide de Khay, un des vizirs de Ramsès II, dans la colline de Cheikh Abd el-Gournah ?
(© Laurent Bavay)
Ce très haut membre de l'Administration pharaonique de la XIXème dynastie était loin d'être un inconnu pour les égyptologues. En effet, quelques documents archéologiques et épigraphiques - statues, sceaux et ostraca exhumés à Deir el-Medineh -, attestaient déjà parfaitement son existence.
Parmi eux, cette statue-cube naophore, - c'est-à-dire en forme de naos dans lequel se tiennent ici Amon et Mout -, en granit noir, découverte en mai 1904 dans ce que les égyptologues sont maintenant convenus d'appeler la "Cachette de Karnak" (CK 311) et actuellement exposée au Musée du Caire, sous le numéro d'inventaire CG 42165.
(Cliché NU_2010_5988 - Ihab Mohammad Ibrahim - © IFAO - SCA - Convention "Cachette" 2008)
D'une hauteur de 74 centimètres pour 31 de large et 45 de profondeur, elle nous donne à voir Khay, vizir du souverain dont les cartouches sont gravés de part et d'autre, assis les bras croisés, serrant, - et c'est pour cette particularité que nous l'accueillons ce matin -, une laitue stylisée en sa main droite.
(Cliché NU_2010_5988 - Ihab Mohammad Ibrahim - © IFAO - SCA - Convention "Cachette" 2008)
Mais diantre pour quelle(s) raison(s), seriez-vous en droit de me demander, plutôt qu'un sceptre ou tout autre attribut du pouvoir qui était sien,ce second personnage de l'État pharaonique arbore-t-il un légume, d'apparence commune ?
Certes, et les scènes d'offrandes ainsi que les représentations de jardins apparaissant sur les parois de tombes ou de temples corroborent la présence de cette salade dite "romaine" dans le quotidien alimentaire des Égyptiens où, avec l'oignon, elle constitue l'une des deux plantes le plus fréquemment représentées : je pense notamment au potager du sanctuaire d'Amon du temple d'Hatshepsout, à Deir el-Bahari, ci-après dessiné au début du XXème siècle par l'égyptologue suisse Edouard Naville (1844-1926) et que je me suis autorisé à photographier pour vous, amis visiteurs ;
je pense également à cette figuration d'un paysan coupant des laitues verticales schématisées en forme d'arbre,
sur un relief calcaire (ÄM 31198)de la Vème dynastie, exposé au Neues Museum de Berlin ;
ou encore à ce potager
qu'entretiennent des jardiniers dans le mastaba de Neferherenptah, à la même époque.
Rappelez-vous aussi qu'ici même, devant nous, dans la vitrine 6 de la salle 5 du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre, à deux reprises, nous avons rencontré ces laitues que, si j'en crois toujours l'auteur de l'exergue de ce matin, l'égyptologue français Pierre Tallet, les habitants des rives du Nil mangeaient crues, soit, le mardi 25 mars, celle, apparemment surdimensionnée, couvrant une table de vivres qu'apportaient à leur maître deux serviteurs figurés sur le bas-relief gravé et peint (AF 10243), datant de l'Ancien Empire ;
ou, le 1er avril, parmi les simulacres de fruits et de légumes disposés sur l'étagère disposée immédiatement en dessous, deux en bois datant du Nouvel Empire : AF 8965 et E 14113.
Clichés Musée du Louvre
© C. Décamps (à gauche)
et F. Raux (à droite)
Bien avant les papyri médicaux ou religieux fournissant d'utiles informations quant à la morphologie des plantes indigènes et allogènes et, surtout, j'y reviendrai, à propos de leur emploi à des fins thérapeutiques, magico-religieuses, rituelles ou théologiques, que nous apprennent exactement de la laitue les savants versés dans la taxonomie végétale, voire dans l'ethnobotanique égyptiennes ?
D'emblée, appelons également, voulez-vous, le philologue à la barre.
Pour l'identifier, la langue vernaculaire propose deux termes : abou, de son nom scientifique que nous avons emprunté au latin Lactuca sativa, rencontré déjà dans le corpus des Textes des Pyramides de l'Ancien Empire ; et afet/afaïou (Lactuca virosa).
La première acception (abou), considérée comme traditionnelle par Sydney Aufrère, définit la laitue cultivée, - celle qui apparaît le plus souvent sur les monuments et qui, dans la réalité, pouvait atteindre jusqu'à 1,50 mètre de hauteur pour seulement quelque quatre centimètres de diamètre -, dont la tige exsude, si entaillée, un suc blanchâtre que les Égyptiens de l'époque crurent aphrodisiaque ; assertion toujours entérinée dans la communauté copte.
Sur cette croyance, et d'autres encore, j'aurai aussi l'opportunité dans les semaines à venir de m'expliquer ...
La seconde acception (afet) - celle que l'on retrouve en abondance dans les prescriptions thérapeutiques des papyri médicaux -, semble plutôt se rapporter à une variété sauvage, dont le suc détient, selon le Docteur Richard-Alain Jean, des propriétés narcotiques, analgésiques, sédatives et légèrement hypnotiques, fort semblables à celles du pavot.
Il est avéré que les praticiens égyptiens antiques prescrivaient la gomme-résine de ce légume amer en vue de calmer tout à la fois migraines et piqûres de scorpions.
En pharmacologie,elle est encore actuellement utilisée comme calmant, au même titre que l'opium.
Plus prosaïquement, si j'en crois l'ethnologue égyptien Nessim H. Heinen - que j'avais un jour convoqué, rappelez-vous, pour vous initier à la capture des volatiles aquatiques grâce à un filet hexagonal -, cette laitue vireuse serait toujours consommée dans les campagnes en guise de condiment pour notamment accompagner le fromage blanc.
Du point de vue de la pure systématique végétale, il fallut du temps, beaucoup de temps, avant que les égyptologues se missent d'accord pour précisément la reconnaître gravée sur les monuments antiques. Si actuellement, et grâce à Victor Loret (1859-1946) qui, le premier, en eut la conviction, aucune hésitation n'est plus possible, il vous faut savoir qu'aux siècles derniers, des propositions fusèrent en tous sens.
Dans la Description de l'Égypte, monumental ouvrage rédigé après le retour des savants qui avaient accompagné Bonaparte lors de sa campagne militaire en terres nilotiques, sa hauteur fit qu'arbre on la désigna : pour certains chercheurs, en tant que perséa ou cyprès, pour d'autres, sycomore ou figuier, et pour d'autres enfin, palmier ou acacia.
Les plus circonspects préférèrent avancer la prudente allégation : deux étranges figurations d'arbres ou de plantes.
Et quant à ceux qui refusèrent toutes ces suggestions, ils optèrent qui pour un artichaut, qui pour une pomme de pin aux dimensions bien peu réalistes.
Enfin, ce ne fut qu'en 1924, soit 32 ans après V. Loret, que l'égyptologue allemand Louis Keimer prouva scientifiquement la véracité des allégations de son collègue français.
Ce qui n'empêcha nullement la persistance de divergences : à l'instar de la lumière d'une étoile, c'est connu, qui ne nous parvient que bien après la disparition de l'astre, il faut du temps, beaucoup de temps, pour qu'une opinion se fraie un chemin jusqu'à celui qui souhaiterait ne point la croiser !
S'impose, je crois, Hegel et cette prophétie extraite de la Préface qu'il donna à sa Phénoménologie de l'Esprit, traduite par Jean Hyppolite (Paris, Aubier Montaigne, p. 11 de mon édition de 1941 :
A la facilité avec laquelle l'esprit se satisfait peut se mesurer l'étendue de sa perte.
Pour ne pas allonger outre mesure notre présent rendez-vous, amis visiteurs, je vous propose de nous retrouver le mardi 29 avril prochain, aux fins d'évoquer plus avant ce type particulier de légumes et, notamment, de vous entretenir à propos de cette structure "en damier" que vous avez probablement notée sous les plantations rencontrées aujourd'hui.
(Mes remerciements appuyés s'adressent aujourd'hui à Michel, - hfo sur le Forum d'égyptologie que nous fréquentons tous deux -, pour m'avoir spontanément offert d'exporter ici sa photo personnelle du relief de Berlin figurant un homme coupant des laitues ; et à Thierry, de l'excellent site OsirisNet, pour d'autres jardiniers, figurés ceux-là, dans le mastaba de Neferherenptah. )
BIBLIOGRAPHIE
AUFRERE Sydney
Études de lexicologie et d'Histoire naturelle. Remarques au sujet des végétaux interdits dans le temple d'Isis à Philae : VIII. Lactuca virosa, "Laitue vireuse ?", dans BIFAO 86, Le Caire, IFAO, 1986, pp. 1-6.
CARRIER Claude
Textes des Pyramides de l'Égypte ancienne. Tome I : Textes des Pyramides d'Ounas et de Téti, Paris, Éditions Cybele, 2009, (Pyr. 699 a), pp. 348-9.
DEFOSSEZ Michel
Les laitues de Min, Berlin, SAK, Volume 12, 1985, pp. 1-4.
GAUTHIER Henri
Les fêtes du dieu Min, Le Caire, I.F.A.O., 1931, pp. 161-72.
JEAN Richard-Alain
Le dieu Min au panthéon des guerriers invalides. Document librement téléchargeable sur le site Histoire de la médecine en Égypte ancienne
LORET Victor
La flore pharaonique d'après les documents hiéroglyphiques et les specimens découverts dans les tombes, Paris, Ernest Leroux, 1892, pp. 68-9. Ouvrage librement téléchargeable sur le site archive.org.