Depuis le premier article publié en janvier dernier, les élections françaises ont eu lieu, le gouvernement français a été remanié et les saisons touristiques de printemps ont commencé dans les deux villes. D’autres enjeux européens plus graves sont intervenus à l’Est de l’Europe que les querelles touristiques toutes démonstratives soient-elles du manque d’esprit européen. Pourtant la réflexion ouverte par la comparaison de deux stratégies méritait d’être prolongée non pas tant en ce qui concerne les visiteurs eux-mêmes que par l’approche de la manière dont les habitants eux-mêmes, les premiers concernés, ouvrent des espaces nouveaux pour que les touristes ne restent pas seulement des unités dans des comptes statistiques et des abstractions classées selon des moyennes de dépenses quotidiennes.

Tout le monde à la périphérie ?
Au-delà de tous les effets de manches et de muscles, il existe une réalité à laquelle je me suis confronté personnellement et en famille, dans une ville comme dans l’autre ; celle de l’impossibilité pour la majorité des habitants de ces énormes villes de vivre au centre, faute des moyens financiers pour y acheter ou y louer des espaces. Sur ce plan, les deux capitales n’ont rien à s’envier !De ce fait, une grande partie de la population vit non seulement physiquement, mais intellectuellement, culturellement et historiquement en périphérie, sans pouvoir apprécier dans leur vie personnelle le passé qui a produit le patrimoine de ces capitales, pas plus qu’ils ne peuvent vraiment apprécier d’ailleurs celui des petites villes, voire des villages où ils habitent et dont les noyaux anciens se sont noyées dans les constructions récentes standardisées. Et pourtant, ces lieux de vie et de production satellites étaient en relation fonctionnelle avec le centre et s’étaient souvent spécialisés en tant que pourvoyeurs de fruits ou de légumes, de petits artisanats ou de petits produits industriels. Les Parisiens venaient s’y promener et s’y détendre le dimanche – les tableaux des Impressionnistes en témoignent, comme aujourd’hui les banlieusards viennent se promener et peut-être se détendre en fréquentant les espaces commerciaux du centre-ville le samedi. Et ils demandent de plus en plus nombreux à ce que le commerce continue le dimanche, ce que Paris refuse encore en partie de décider, tandis que Londres en a compris depuis longtemps l’intérêt économique et touristique d’une permanence commerciale, tout comme les musées londoniens ont compris l’intérêt d’installer une gratuité quasi complète.
Perte de mémoire : les solutions du Storytelling
Une fois de plus je suis persuadé que la nécessité première - qui devrait concerner aussi bien les habitants que les touristes - consiste à savoir raconter (ou à savoir se faire raconter) le passé, à en désigner les traces de manière ludique, à décrypter les noms des disparus, fils conducteursdu passé, à comprendre le jeu des immigrations anciennes et récentes, plutôt que de lutter en priorité pour que les magasins de bricolage soient ouverts le dimanche. En un mot il me semble essentiel de retrouver une mémoire commune à partir de signes épars comme le fait Jean-Christophe Bailly dans ses approches paysagères (Le dépaysement. Voyages en France). C’est une nécessité si l’on veut en effet sortir de la simple rentabilité touristique et travailler pour tous les usagers de la ville, les temporaires, comme les permanents. J’ai le sentiment, peut-être parce que j’ai pratiqué Paris comme un « commuter » de banlieue pendant trente ans, puis comme habitant et enfin comme visiteur, que le seul moyen de ne pas laisser cette ville se transformer en musée, c’est de mettre à disposition de tous les approches les plus performantes pour que la mémoire revienne, qu’elle soit quotidienne, banale, exotique, symbolique, rêvée ou fantasmée. Pour moi, il s’agit du tourisme de l’avenir, celui qui ne délimite plus de frontières entre le visiteur chinois en groupe, le couple américain du Texas friqué, le retraité de banlieue, le restaurateur vietnamien ou portugais, le propriétaire d’un bistrot de barrière et le minot des cités.

Villes invisibles
Depuis les années quatre-vingt-dix, de nombreuses possibilités fondées sur le virtuel et les appareils mobiles, sur le récit sonore embarqué comportant parfois la lecture d’un roman ou bien encore sur le film téléchargeable, ont été développées pour aider les visiteurs à faire une plongée dans les traces et les espaces tangibles du passé. Ce travail de mémoire reconstruite peut s’appuyer tout particulièrement sur le cinéma, comme c’est le cas avec les balades dans Paris proposées par cinemacity (coproduction Arte et small bang), les ballades sur les pas des parisiens célèbres, ou les environnements sonores proposés pour les ballades de radio grenouille à Marseille. Londres a également ouvert un site de visite intitulé « Londres incognito » dont certaines visites sont elles aussi fondées sur le making-off cinématographique. On s'intègre ainsi progressivement à des quartiers insolites.De tels sites web peuvent facilement évoluer en s’adaptant à l’actualité cinématographique. En témoigne par exemple la carte interactive créée pour le film « Diplomatie » sur les rapports franco-allemands dans la capitale pendant la seconde guerre mondiale.

Et les hommes ?
Le plus grand défaut des technologies mobiles et des explorations sur le net, même si elles ouvrent la porte d’imaginaires multiples, comme Le Carré d’Or qui parle des itinéraires culturels du Conseil de l’Europe à Paris, est qu’il y manque malheureusement la présence physique du guide ou de l’amoureux des lieux, ainsi que celle des habitants qui sont pourtant les véritables détenteurs de nombreuses histoires mémorielles. La voix et le son, même merveilleusement enregistrés, ne suffisent pas toujours.

Paris banlieue ? Une révolution douce ?
« Ils ne sont allés ni à la Tour Eiffel, ni à l'île de la Cité, ni au musée du Louvre. Ils ont admiré la basilique de Saint-Denis, la tour de l'Illustration à Bobigny, la skyline de Créteil, Pouillon-city à Meudon-la-Forêt, le mont Valérien à Suresnes, le port de Gennevilliers, l'île Saint-Denis… » C’est ainsi qu’est présentée l’ouvrage de Paul-Hervé Lavessière publié l’an passé par WildProject et intitulé « La révolution de Paris ».« Dans une grande boucle de 6 jours de marche dessinée par l'auteur, ils ont rallié Saint-Denis, Créteil et Versailles à travers 37 communes et 4 départements (92, 93, 94, 78). Ils ont découvert le grand paysage de Paris : cités-jardins et pavillons de meulière, places du marché et échangeurs autoroutiers, grands ensembles et écoles républicaines, friches végétales et lignes à haute tension, églises et zones industrielles, forts et mosquées, carrières de gypse et gares de triage, canaux, fleuves et rivières… »Révolution au sens propre du terme, changement d’attitude vis-à-vis des touristes, essai fructueux de sortir la banlieue de son isolement touristique ? Londres là aussi a été pionnière en proposant la visite de ses quartiers périphériques, ou de ses maisons hantées, mais il est vrai que les deux capitales ne sont pas du tout conçues sur le même modèle urbain. On franchit à Londres des cercles concentriques dont les transitions vertes sont importantes, tandis que Paris ne propose que ses deux Bois : Boulogne et Vincennes, avant de passer directement à un espace monstrueux où il faut en effet des guides humains pour franchir les portes des anciennes fermes, celles des petits ateliers d’artisanat et pour regarder par dessus les clôtures des jardins maraîchers ou ouvriers. Douce Banlieue propose ainsi près de 150 promenades. « Avec un comédien par exemple pour découvrir l’histoire du 7e art sur le territoire, avec les accompagnateurs de l’association Ça se visite ! A la rencontre des gens qui habitent et travaillent dans ces quartiers, avec un habitant le long du marché International de Saint-Denis ou encore en compagnie de guides professionnels à la rencontre de merveilles insoupçonnées telles que la salle des mariages de Bobigny, la cité-jardin de Stains, visites de Belleville … »Une marche est d’ailleurs prévue le 27 avril prochain sur le thème de la « Révolution de Paris » avec Douce Banlieue : « Le parcours sera ponctué de visites et rencontres insolites et inattendues : de la musique avec les artistes de Gare au Théâtre, des histoires avec Accueil Banlieues, une transhumance urbaine avec les moutons de Clinamen, le futur éco-quartier de l'Ile-Saint-Denis avec les architectes de Bellastock, géniaux recycleurs de déchets, une plongée dans les ateliers de la fabrique de culture du 6B, une déambulation sur l'échafaudage de la Fabrique de la Ville avec les archéologues de Saint-Denis, une traversée de l'ancien carmel devenu Musée d'art et d'histoire, une rencontre avec les artisans de Franciade et les histoires de la Basilique des rois de France… »