La chute des idoles a lieu à deux endroits éloignés dans l’espace, mais proches dans le temps : les statues du temple sont en train de tomber ; celle de la boule a dû tomber il y a un certain temps, à l’approche de la Sainte Famille.
Tandis que le Miracle des Blés était un miracle temporel, le Miracle des Idoles est un miracle spatial, qui suppose une action à distance.
Des dieux en armes
Vus par Patinir, les Dieux Egyptiens sont des dieux en armes, inspirés des Dieux de l’Antiquité classique : on les sculpte en haut des temples pour protéger la cité, ou bien on les fait figurer sur des bornes-frontières, comme celle devant laquelle un soldat est en train de se prosterner dans La Fuite en Egypte ci-dessous.
La Vierge et l’Enfant dans un paysage imaginaire
Attribué à Bernaert van Orley, Canterbury, City Museums
Trois remparts aux regards
Mettons-nous à la place du capitaine qui interroge le jeune paysan, et imaginons qu’il ait l’idée de diriger son regard en direction de la sphère : dans sa ligne de visée, il aurait très précisément l’Enfant Jésus. Bien sûr, il ne risque pas de le voir, car celui-ci est protégé par un triple rempart : la frontière surnaturelle des saisons (voir La Saison des Blés), la frontière géographique entre la Judée et l’Egypte, et enfin la frontière du manteau de Marie
Cet alignement n’est pas fortuit : nous, spectateurs du tableau, hommes du XVIème siècle ou du XXIème, nous voyons ce que le soldat d’Hérode est incapable de voir : que l’enfant sur la mère s’est substitué au soldat sur la sphère.
Le vrai Dieu a chassé le faux.
Instabilité des royaumes terrestres
Remarquons que le miracle ne fait qu’exploiter une fragilité inscrite dans la nature des choses : les statues sur le toit du temple, une légère secousse sismique en serait venue à bout. Quant à la statue sur la boule, elle est un symbole d’arrogance (je domine le monde), mais aussi d’instabilité (la boule roule).
Dürer, La Grande Fortune, 1502
C’est le thème à la mode de la Fortune montée sur une sphère, illustrée notamment par le célèbre ami de Patinir, Dürer (depuis quelques années, tout le monde sait que la Terre est ronde).
La Fuite en Egypte
Cornélis Metsys, La Maison d’Érasme, Anderlecht
Un autre ami de Patinir était Quentin Metsys, dont le fils beaucoup moins célèbre, Cornelis, a peint lui aussi, quelques années plus tard, une Fuite en Egypte. Ce tableau semble destinée à nous révéler ce que son aîné avait laissé allusif : on y voit Joseph jeter au passage un regard amusé sur un groupe sculpté : un globe, qui représente clairement le globe terrestre, sur lequel court un athlète dont le caractère païen est signalé par des cornes. En contrebas, le miracle des blés retient les soldats d’Hérode. Mais ni le coureur antique, ni le cavalier lancé au grand galop, ne sont de force à rattraper la Sainte Famille, cheminant au pas tranquille de son âne.
Dissolution des frontières
Les soldats du temple tombent vers l’avant, nous pouvons donc raisonnablement supposer que le soldat de la borne-frontière est lui-aussi tombé vers l’avant, c’est-à-dire dans le bassin. La surface ne montre aucune ride, preuve que la statue est tombée un bon moment auparavant. Le Dieu-soldat qui gardait la borne s’est englouti dans l’eau sans laisser nulle trace.
Littéralement, le miracle accomplit la dissolution des frontières
et proclame le caractère universel du message chrétien.
Le coupe-jarrets
Le Dieu-soldat a été sectionné aux jarrets : manoeuvre de manant, comme si le miracle avait pris la faucille des mains du moissonneur, pour rendre justice à sa place et venger les bébés massacrés.
Une révolution sur le globe
Le faux Dieu qui croyait régner sur la Terre a été englouti par l’eau, celui qui était en haut se retrouve au fond du trou. Le miracle met à bas l’ordre ancien, plus sûrement que si la sphère de pierre avait renversé ses pôles.
De l’ironie de l’âne
Selon le folklore, la marque noire en forme de croix sur l’échine de l’âne serait un remerciement divin pour son rôle lors de la fuite en Egypte. Peut être est-ce la raison pour laquelle Patinir l’a représenté de dos, afin de bien montrer cette ligne.
Mais, à proximité de la sphère, cette croupe animale barrée d’un équateur et d’un demi-méridien, prend valeur d’intermédiaire, entre le globe de pierre opaque des anciennes religions et le globe de cristal que tiendra le Christ en Majesté.
Salvator Mundi,
Joos van Cleve, vers 1512, Louvre, Paris
Il y a évidemment dans ce postérieur triomphant une forme d’ironie visuelle : cette Terre asinienne a pour centre un anus. Et la chute des idoles du clocher, au dessus des latrines, trouve son équivalent dans la chute de l’idôle dans la mare, à l’aplomb du chieur minuscule.
De la liberté de l’âne
Ainsi l’âne de la Sainte Famille, sans monture et sans attache, fournit une joyeuse allégorie de la liberté sur Terre : liberté de brouter et de montrer son postérieur aux puissances déboulonnées.
Surtout si on le compare à son congénère encore sous le joug, le cheval qui, juste derrière, tire la herse sous le fouet.
Allusions
La chute d’Icare (détail)
1558, Brueghel, Musée Rouayx des Beaux Arts, Bruxelles
Une autre peintre aurait été tenté d’exploiter à grand renfort d’éclaboussures l’idée si originale de l’idole tombant dans le bassin ; du moins nous aurait-il montré une partie de la scène, comme Brueghel dans la Chute d’Icare. Mais Patinir n’insiste pas, il laisse seulement des indices.
Son tempérament répugne au spectaculaire : lorsqu’il est contraint de représenter une scène dramatique (la chute des idoles, le massacre des innocents), il la confine à l’arrière-plan, la réduit à une miniature, contraignant à la loupe les spectateurs friands de sensationnel. En revanche, il gâte les amateurs d’allusions, en peuplant les avants-plans de non-dits magnifiques et volontiers gouailleurs :
- ainsi de la sphère sans statue, figure de la Révolution sur la Terre ;
- ainsi de l’âne sans monture, statue équestre de la Liberté.
Une source sombre
Le miracle du palmier déraciné
L’évangile du pseudo-Matthieu raconte un quatrième miracle, juste après l’épisode du palmier qui s’incline (voir Une Forêt de Symboles) :
« Quand ils eurent cueilli tous les fruits (…), Jésus dit : (…) « Fais jaillir entre tes racines la source qui y est enterrée et que l’eau coule, autant que nous voudrons. » Alors le palmier se souleva et entre ses racines se mit à couler une source d’eau fraîche et pure. Lorsqu’ils virent l’eau, ils furent remplis de joie et burent avec tous les animaux et les hommes présents, et ils remerciaient Dieu. »
En peinture, ce miracle n’a jamais été figuré, probablement parce que l’arrachement produirait une impression négative : la scène du palmier qui s’incline, simple et sans ambiguïté, a cannibalisé l’autre miracle du palmier.
En revanche, il est très fréquent que la halte lors de la fuite en Egypte soit représentée à proximité d’un point d’eau : allusion au miracle de la source pour les esprits cultivés, choix normal d’un lieu de bivouac pour les esprits pratiques.
En comparant avec un autre tableau de Patinir, nous allons voir que cette source-ci n’est pas exactement celle du miracle.
La Fuite en Egypte de Berlin
Ce panneau est certainement celui qui se rapproche le plus de celui du Prado. La composition d’ensemble est similaire, avec une source au même emplacement, à droite du talus où Marie est assise. L’eau du bassin est transparente, peu profonde, animée de vaguelettes. L’accès en est facile : il suffit de quelques pas le long du talus. Enfin, elle se trouve au pied d’un grand arbre (qui n’est pas du tout un pommier) : tout nous dit que cette source claire est bien celle du miracle, qui désaltère les voyageurs : heureusement pour eux car, dans ce tableau-ci, on ne voit de gourde nulle part.
Une source moins claire
La comparaison rend évidentes des particularités de notre source, qui passent inaperçues à première vue. Le bassin est noir, profond, envahi de mousses et d’algues. Il est difficile d’accès, avec ses rives escarpées et les plantes qui l’enserrent de toute part. Enfin, il ne se trouve pas sous le pommier (notre équivalent du palmier) mais à l’opposé, en dessous de la sphère de l’idole. Seul le filet d’eau qui sort de la roche donne une impression de pureté.
Une protection mariale
Nous avons interprété les plantes autour du bassin comme des symboles mariaux. Nous pouvons maintenant préciser leur rôle : les plantes de Marie interdisent l’accès au bassin, ronces, roseaux, rosier touffu sont là pour empêcher les voyageurs de tomber dans ce fossé.
Mais elles protègent aussi le spectateur qui, d’après les fuyantes du toit du pigeonnier, se trouve décalé très à droite.
Un miracle reconstitué
Nous pouvons maintenant proposer une reconstitution du Miracle de la Source, revu et augmenté par Patinir.
Il y avait là, au pied du rocher non pas un bassin, mais un gouffre. A l’approche de la Sainte Famille, la statue est tombée dans le gouffre, un filet d’eau a jailli qui a noyé l’orifice, faisant remonter les impuretés. Alors les plantes de Marie ont surgi pour cacher aux saints voyageurs ce fossé, et leur éviter tout faux-pas.
La composition en triptyque
Dans Une Forêt de Symboles, nous avons vu comment Patinir a fusionné deux histoires, le miracle du palmier et le pommier du Paradis .
Il était tout à fait logique que, de l’autre côté du panneau, notre maître en détournements procède de la même manière : le miracle de la Chute des Idoles fusionne avec le Miracle de la source, produisant ainsi une nouvelle coagulation de symboles, entre le bassin et le gouffre.
Une fois le Pommier du Paradis identifié, il ne faut qu’un peu d’audace intellectuelle pour comprendre que le cloaque, en pendant, n’est autre que la Bouche des Enfers. N’est-il pas logique qu’elle engloutisse le faux dieu ? Et pour nous aider, Patinir a pris soin de mettre au premier plan un indice monumental : un rocher anthropomorphe, la tête moussue d’un géant enfoui, qui la désigne de sa bouche.
L’idée de l’eau miraculeuse ennoyant et nettoyant le gouffre infernal constitue une nouvelle allégorie de la Rédemption qui complète, côté Damnés, celle que que nous avons déjà analysée côté Sauvés : Les pommes (l’ancienne humanité) seront désormais des châtaignes, dotées d’une protection contre le Péché.
Par rapport aux autres Fuite en Egypte de Patinir, le panneau du Prado a la très grande ambition d’explorer des analogies inédites :
- l’exil de la Sainte Famille, premier acte de la Rédemption, refait et rachète l’exil d’Adam et Eve ;
- la Chute des idoles rejoue et compense la Chute de l’Homme.
Ainsi se superpose, au thème bucolique du Repos, le thème tragique de la Chute et du Salut, dans une scansion en trois temps qui est celle-là même d’un Jugement Dernier.