Un seul texte du Nouveau Testament parle du Massacre des Innocents et de la Fuite en Egypte : l’Evangile de Matthieu.
Deux épisodes qui ne peuvent être compris que par référence à deux événements similaires, rapportés par l’Ancien Testament.
Les Mages sont envoyés par Hérode
« Alors Hérode, ayant fait venir secrètement les mages, s’enquit avec soin auprès d’eux du temps où l’étoile était apparue. Et il les envoya à Bethléem en disant: » Allez, informez-vous exactement au sujet de l’enfant, et lorsque vous l’aurez trouvé, faites-le-moi savoir, afin que moi aussi j’aille l’adorer. » Matthieu, 2, 7
Ainsi, lorsque les Mages arrivent chez Hérode, l’étoile est apparue depuis un certain temps (que Matthieu ne précise pas à ce stade) : assez long sans doute, compte-tenu du temps nécessaire pour le voyage depuis l’Orient.
Les Mages trahissent Hérode
Hérode cherche à duper les Mages, en prétendant qu’il désire adorer le nouveau Roi des Juifs, alors qu’il ne cherche qu’à éliminer cette concurrence. Aussi, après s’être rendus à Bethléem pour trouver Jésus et lui rendre hommage, les Rois étrangers se gardent bien de retourner chez Hérode, et repartent directement dans leur pays :
« Alors Hérode, se voyant joué par les mages, entra dans une grande fureur et envoya tuer, dans Bethléem et tout son territoire, tous les enfants jusqu’à deux ans, d’après l’époque qu’il s’était fait préciser par les mages. » Matthieu, 2, 16
La date du Massacre
Hérode connaissait l’endroit de la naissance annoncée, mais ne savait pas quand elle avait déjà eu lieu. Le fait de ne pas voir revenir les Mages lui prouve, a contrario, qu’ils ont bien trouvé l’enfant. La date du massacre dépend donc du temps de réaction d’Hérode avant de dépêcher ses soldats.
La date traditionnelle du 28 décembre pour la fête des Saints Innocents est trop près de la Naissance, à Noël, même si Jérusalem n’est pas loin de Bethléem. D’ailleurs, l’Epiphanie qui commémore la présentation de Jésus aux Mages (donc plusieurs jours avant le massacre) se fête après le 1er janvier (le premier dimanche qui suit). Le texte ne permet donc pas de fixer une date précise pour le début de la Fuite : sans doute quelques semaines après la naissance, puisqu’Hérode prend soin d’étendre la mesure à tout le territoire, preuve qu’il pensait que les fugitifs avaient eu le temps de s’éloigner de Bethléem.
Un massacre rationnel
C’est donc parce que les Mages ont fui qu’Hérode en est réduit à des mesures d’exception, seule solution qui lui reste désormais pour éliminer son rival inconnu. Il ne se conduit donc pas en tyran aveugle, mais un dirigeant rationnel qui, trahi par ses ambassadeurs et faute de pouvoir régler le problème individuellement, n’a d’autre solution que de déclencher une violence de masse.
D’ailleurs, il ne s’agit pas d’une déchaînement aveugle : comme tout bon gestionnaire, il économise ses troupes et leur fixe un objectif ciblé : éliminer uniquement les enfants de moins de deux ans ( ce qui montre que l’étoile était apparue deux ans auparavant). [1]
L’annonce à Joseph
« Après leur départ (des rois mages), voici qu’un ange du seigneur apparut en songe à Joseph et lui dit : « Prends l’enfant et sa mère, fuis en Egypte et restes-y jusqu’à ce que je t’avertisse ; car Hérode va rechercher l’enfant pour le faire périr ». Et lui se leva, prit l’enfant et sa mère et se retira en Egypte, et il y resta jusqu’à la mort d’Hérode, afin que s’accomplit ce qu’avait dit le Seigneur par le prophète : D’Egypte j’ai rappelé mon fils. » Matthieu, 2, 13
Le texte, passablement complexe, expose donc deux causalités parallèles [2] :
- une humaine, côté Hérode : la fuite des Mages déclenche le Massacre, à une date indéterminée ;
- une divine : dès le départ des Mages, Dieu anticipe la réaction d’Hérode, et envoie l’Ange qui déclenche la fuite de la Sainte Famille.
La date de La Fuite
La tradition iconographique la plus pertinente d’un point de vue textuel situe le massacre, et donc le début de la Fuite, en Hiver : Brueghel, quelques décennies après Patinir, tirera partie de la neige pour en accentuer l’effet dramatique.
Quant à la date de l’arrivée en Egypte, le texte n’en dit rien : on a donc le choix pour le voyage entre une durée de trois mois – qui situe le Miracle des Blés au Printemps, et une durée de neuf mois, qui le retarde jusqu’à l’Automne.
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Un précédent inversé : L’Exode
On a toujours vu dans le récit de Mathieu une réminiscence de l’Exode, un des épisodes les plus frappants et les plus dramatiques de l’Ancien Testament, : là encore, il s’agit d’un massacre de nouveaux-nés, annoncé en pleine nuit, et qui déclenche un départ précipité :
« A minuit, le Seigneur frappa tout premier-né au pays d’Égypte, du premier-né du Pharaon, qui devait s’asseoir sur son trône, au premier-né du captif dans la prison et à tout premier-né du bétail. Le Pharaon se leva cette nuit-là, et tous ses serviteurs et tous les Égyptiens, et il y eut un grand cri en Égypte car il ne se trouvait pas une maison sans un mort. Il appela de nuit Moïse et Aaron et dit: » Levez-vous! Sortez du milieu de mon peuple, vous et les fils d’Israël. Allez et servez le Seigneur comme vous l’avez dit ». Exode 12,29
Par rapport au récit de Mathieu, tout va ici dans l’autre sens : le Massacre déclenche l’Annonce à Moïse qui déclenche la fuite, laquelle va également dans l’autre sens : d‘Egypte vers Israël.
De manière significative, on retrouve dans cette histoire la même notion de violence ciblée (seulement le premier-né) mais également d’extension illimitée : le premier-né du pharaon Et le premier-né des captifs Et le premier-né du bétail sont frappés.
« Les eaux formant une muraille »
La suite de l’aventure est bien connue :
« Moïse étendit la main sur la mer. A l’approche du matin, la mer revint à sa place habituelle, tandis que les Égyptiens fuyaient à sa rencontre. Et le Seigneur se débarrassa des Égyptiens au milieu de la mer. Les eaux revinrent et recouvrirent les chars et les cavaliers; de toutes les forces du Pharaon qui avaient pénétré dans la mer derrière Israël, il ne resta personne. Mais les fils d’Israël avaient marché à pied sec au milieu de la mer, les eaux formant une muraille à leur droite et à leur gauche. » Exode 14,27
Ainsi, pour les spectateur avisés, la partie droite du panneau de Patinir ne montre pas seulement le « Miracle des Blés » qui arrête les soldats d’Hérode : elle fait également allusion, avec l’image des soldats engloutis dans la mer des épis, à l’épisode qui en est le pendant dans l’Ancien Testament : la Traversée de la Mer Rouge.
En situant le Massacre des Innocents en Juillet, dans la même temporalité que le Miracle des Blés, Patinir souligne la proximité symbolique des deux scènes : il s’agit dans les deux cas d’une histoire de tromperie (Hérode voulant duper les mages mais dupé à son tour, soldats dupés par les blés) qui débouche sur une hécatombe : celle des bébés ou celle des épis. Aux corps mutilés des enfants font écho les épis sectionnés, les hommes en herbe tombent comme les blés.
De plus, par cette invention des épis gigantesques qui se referment sur la patrouille et protègent les fugitifs, Patinir prouve une nouvelle fois sa maîtrise de la superposition des symboles : sous la Mer de blé, la Mer Rouge.
Notes : [1] Cette apparition de l’Etoile deux ans avant la Noël est peu compréhensible : aussi l’évangile apocryphe du Pseudo Matthieu (XVI, 1) décale carrément l’épisode des Mages, et donc la Fuite en Egypte, deux ans après la Naissance du Christ. Simplification vouée à l’insuccès, puisqu’elle interdirait la très populaire représentation des Rois agenouillés dans la paille au même titre que l’âne et le boeuf. [2] Causalité que le Pseudo Matthieu (XVII, 2) cherche également à simplifier, en reliant le départ et la massacre : « Mais, la veille de ce massacre, Joseph fut averti par un ange du Seigneur: « Prends Marie et l’enfant et, par la route du désert, rends-toi en Egypte.«