5 La Saison des Blés

Publié le 21 avril 2014 par Albrecht

A notre époque technique, l’épisode des blés semble sans doute moins édifiant, moins prodigieux que dans la civilisation paysanne des spectateurs de Patinir :  cette germination express devait leur apparaître réellement révolutionnaire, comme un miracle non seulement de l’accélération végétale, mais aussi de l’abolition du labeur.

Dans ce court chapitre, nous répondrons à une seule question,  simple en apparence, mais à la réflexion redoutable : quelle est la saison des blés ?


Les saisons des Livres d’Heures

Le mois d’Octobre
Bréviaire Grimani, 1510

Les semailles sont un classique des Livres d’Heures, pour illustrer le mois d’Octobre. C’est le mois, avec celui de Novembre, où on sème le blé d’hiver, qui a besoin des gelées pour germer (phénomène de la vernalisation).  Neuf mois exactement, autrement dit une gestation, séparent l’ensemencement des blés d’hiver et leur récolte.

Notons qu’il existe également des blés de printemps, qui se sèment après les gelées et se récoltent également en été. Au Moyen-Age, dans la technique de l’assollement triennal, on faisait alterner sur la même parcelle blé de printemps, blé d’hiver et jachère.

Le mois de Juillet
Bréviaire Grimani, 1510

En fin de cycle, les moissons sont également une scène incontournable des Livres d’Heures, pour illustrer le mois de Juillet.

Représenter le miracle des Blés consiste à montrer simultanément

le temps des Semailles  et le temps de la Moisson.

Ces tableaux devaient donc aux yeux des spectateurs de l’époque, produire un puissant effet de hiatus, comme si deux pages éloignées d’un Livre d’Heures s’étaient retrouvées accolées.

Le miracle des Blés (version Berlin)


Dans la Fuite en Egypte de Berlin, Patinir a représenté le miracle de manière pratiquement similaire au panneau du Prado : le village et le champ de blés se touvent en contrebas à droite. Un détail cependant diffère :  pas de cigogne, et  les cheminées du village fument, ce qui montre que le massacre et le miracle ont lieu en saison froide. Comme la végétation est repartie, nous ne sommes pas en Hiver, mais au Printemps.

La logique du miracle repose sur la confusion entre semailles d’automne et semailles de printemps. Lorsque le paysan parle du « temps des semailles » , il n’a pas besoin de mentir puisqu’il parle de celles en cours. Mais les soldats, obnubilés par le blé,   comprennent qu’il s’agit de celles de l’automne précédent, et  ne remarquent  le champ nu à côté du champ de blé, préparé justement pour les semailles de printemps. Pas plus qu’ils  ne s’étonnent de voir des blés aussi haut, alors  que l’accélération surnaturelle de la pousse est justement le meilleur indice du passage du nouveau Messie.

Situer le miracle des blés au Printemps, c’est prendre parti pour la finesse paysanne, contre l’imbecillité  militaire.

Le miracle des Blés (version Minneapolis)

Repos pendant la fuite en Egypte
Patinir, Minneapolis Institute of Arts

Dans les champs en pleine terre sont montrées la charrue et la herse, pour insister doublement sur les semailles en cours. Les soldats ont les pieds dans la glaise,  pourtant ils ne voient que le champ de blé, pas les travaux qui se déroulent  dans leur dos.

Marie, à très peu de distance, est dans leur champ de vision, mais cachée derrière un rocher. La scène est clairement comique : les soldats ne regardent pas où il faut, leur balourdise est soulignée par la lourde armure du capitaine.

Le miracle des Blés (version Genève)

Dans le champ de terre nue, à gauche du champ de blé, est figurée cette fois l’opération complète : labourage, hersage, semailles. Là encore, les soldats ne remarquent rien de ce remue-ménage. Marie n’a  pas besoin de se dissimuler, la colline où elle est assise est située nettement plus loin des soldats.

Ces trois  versions se bornent à exploiter le ressort comique du miracle, basé à la fois sur la proximité spatiale et sur l’éloignement mental :

ce qui est surnaturel ici n’est pas tant la pousse accélérée du blé que  l’imbécillité des soldats.

En revanche, la version du Prado, beaucoup plus ambitieuse, va exploiter d’une autre manière  le paradoxe temporel qui git au sein du miracle des Blés.


La saison de la forêt

Dans Une Forêt de Symboles, nous avons herborisé parmi les plantes du panneau, certes symboliques, mais aussi peintes de manière très réaliste. Pouvons-nous en tirer des indications sur la date de la scène ?

  • En ce qui concerne les  fruits, les pommes se récoltent de septembre à décembre. Pour les châtaignes, nous sommes au tout début de la saison (une seule est déjà tombée), donc en Octobre.
  • Pour les fleurs, le bouillon-blanc fleurit de juillet à décembre. Quant aux fraises, au rosier et à l’iris, elles peuvent fleurir jusqu’en Octobre, pourvu que ce soient des variétés remontantes.
  • Enfin, la vigne, même une vigne de un an qui ne porte pas encore de grappes, voit ses feuilles rougir et tomber en Novembre.

Détail de la miniature « Novembre », Riches Heures du duc de Berry

C’est en ce même mois qu’on commence à voir les arbres roussir. Le témoignage des fruits, des fleurs et des arbres est cohérent, et conforté encore par la présence du chasseur :

la scène centrale du tableau ne peut se passer qu’en Octobre,

la saison de la forêt est l’Automne.

La saison de la ferme

Les semailles peuvent être tout aussi bien celles de  printemps ou que celles d’automne.

Et la truie qui vaque suivie de ses porcelets entretient la même ambiguïté : les truies ont deux portées par an, au printemps et en automne.

La saison du village


Les cigognes revenant à partir de mi-mars et repartant en aoùt/septembre, le Massacre dans le village peut avoir lieu entre le Printemps et l’Eté, mais en aucun cas en Automne : la minuscule cigogne suffit à créer une discordance temporelle entre la Forêt et le Village.

Et impossible de la passer sous silence , du fait de sa portée symbolique dans un tableau dédié à la Migration   :

  • de même que la cigogne  se réfugie au Sud pour fuir la saison froide et les famines,
  • de même la Sainte Famille s’est mise en route vers l’Egypte pour échapper aux massacres d’Hiver.

De plus, les cheminées qui ne fument pas, le paysan qui porte un chapeau pour se protéger du grand soleil concourent à éliminer le Printemps :

le Massacre et le Miracle des Blés ont lieu en Eté, la saison  justement…

où la pousse des blés n’a plus rien d’extraordinaire !

Une moisson exceptionnelle ?

Le caractère miraculeux réside-t-il dans la hauteur spectaculaire des épis (celle d’un homme) ? Ou dans leur croissance ultra-rapide, comme le suggèrent  les bleuets et coquelicots engloutis à leur base ?
.
Il n’en est rien: on remarque ces fleurs, et des épis de taille humaine, dans de nombreuses images de la moisson.

 

Le rempart des blés ?

Le miracle consiste-t-il  en ce que les blés dissimulent la Sainte Famille  aux soldats ?

La partie du champ derrière l’enfant se trouve en avancée par rapport au front de taille où son père est à l’oeuvre. Cette indentation pourrait avoir pour but de masquer aux soldats qui déboulent hors du champ de blé la scène des semailles, qui se déroule juste derrière.

Cependant, l’écran fourni par les blés est une protection illusoire : d’où il est placé, le capitaine pourrait, simplement en tournant la tête, voir d’un côté les semailles, de l’autre côté l’âne qui paît tranquillement et Marie assise sur sa butte.

De plus, la version de Minneapolis explique  l’indentation dans les blés :  elle sert à  matérialiser l’avancement de la moisson, les épis alignés par terre  correspondent exactement à la partie en retrait.

Le cran dans le champ de blés n’est pas un écran, le miracle n’est pas la pousse des blés ni l’imbecillité des soldats, qui sont ici parfaitement rationnelsrien d’étonnant à voir des blés mûrs en plein Juillet.

Un casse-tête pour les spectateurs


Les spectateurs du tableau, en revanche,  sont mis à rude épreuve, tant la double temporalité qui leur est proposée est choquante :

juxtaposer les semailles et la moisson, c’est faire coïncider le début et la fin, confondre la cause et l’effet.

Faut-il comprendre que le bouleversement de l’ordre du monde est général, dans ce royaume cul-par dessus tête où la mort des enfants précède celle des pères ?

Le miracle des Blés en Automne

Repartons de ce qui est certain : la forêt est en automne, la ferme peut être en automne, il n’y a donc que la scène du champ de blé et du village qui se situe dans une discontinuité temporelle. Prenons donc l’hypothèse que le temps du miracle est celui des semailles d’Automne.

Dans l’histoire de l’Enfant Jésus, deux dates sont précisées : la conception (le 25 mars) et la naissance neuf mois plus tard (25 décembre).

Il se trouve que les deux saisons que montre la Fuite en Egypte de Madrid (l’Eté et l’Automne) viennent compléter les temps forts de l’année chrétienne que sont le Printemps et l’Hiver. L’histoire secrète de la Sainte Famille  tombe ici juste dans les mortes-saisons de l’histoire officielle.

De plus, les neuf mois du blé d’hiver sont mis en parallèle avec les neuf mois de la gestation de Marie, auxquels succèdent les neuf mois de la Fuite en Egypte.

Semeurs et moissonneurs


Remarquons que Patinir s’est plu à accentuer la symétrie des deux scènes :  le semeur et son fils, vus de face, font pendant au moissonneur et son fils, vus de dos. Et les habits du moissonneur (pantalon bleu, chemise blanche) inversent ceux du semeur (pantalon blanc, chemise bleue).

Et si c’étaient les mêmes personnes, mais  représentées à deux moments différents ?

Le paradoxe temporel

Le panneau du Prado est le seul qui souligne que la saison de la forêt n’est pas celle des moissons.

La seule conclusion logique est que les deux scènes sont déconnectées : la frontière des blés ne marque pas un cloisonnement dans l’espace, mais une discontinuité dans le temps. La Sainte Famille est en exil non seulement dans un pays différent, mais aussi dans une temporalité différente : ce pourquoi les soldats d’Hérode ne risquent pas de la voir.

Ainsi le panneau nous amène, par un raisonnement logique, à une conclusion irrationnelle : la puissance divine est si grande que les occupants de la partie droite, soldats, moissonneurs, villageois, massacreurs, et même la cigogne, ont été projetés de neuf mois dans le futur jusqu’à l’été suivant, par rapport au présent automnal de la forêt.

Ce  miracle-ci est bien plus fort  que le miracle naïf montré dans les autres tableaux, qui se limitait à accélérer la pousse du blé, et reposait sur l’imbécillité exceptionnelle des soldats. Ici, ils n’ont pas besoin d’être idiots, et les paysans n’ont toujours pas besoin de mentir : l’enfant moissonneur se souvient réellement d’avoir vu passer les voyageurs au temps des semailles d’automne.

Simplement, neuf mois dans le monde de droite ont été déroulés en accéléré, l’espace d’une nuit dans le monde du centre : la Fuite dans le Futur du peuple d’Hérode venge la Fuite en Egypte de la Sainte Famille [1].


Notes : [1] L’Evangile de Matthieu ne précise pas combien de temps a duré le voyage, et ne permet donc pas de départager les deux saisons possibles pour le Miracle des Blés : Printemps ou Automne. Pour une analyse plus précise de ce texte très intéressant, voir « Le temps des Innocents« .