Dans la géopolitique de l’Ancien Testament, Babylone représente l’ennemi absolu, tandis que l’Egypte joue un rôle ambivalent, attractif ou répulsif selon les épisodes. Un peu la situation de l’Europe de l’Ouest après la deuxième guerre mondiale, entre Moscou la Terrible et Washington la Séductrice, tour à tour aimée et exécrée : pour filer la métaphore, la Fuite en Egypte pourrait être utilement comparée à un asile politique en Amérique.
Sauf qu’on peut estimer qu’il manque à nos exilés l’élémentaire discrétion des réfugiés politiques : avant même d’être arrivés à bon port, ils mettent déjà à bas les institutions millénaires de leurs hôtes, au nom d’une religion qui tête encore le sein.
Aussi, lorsqu’il s’agit de représenter la partie « Egypte » de la Fuite, on sent chez les artistes une gêne manifeste : ils préfèrent se limiter aux idoles en train de tomber plutôt que de montrer les Egyptiens eux-même. Car ce sont des païens, certes, mais des païens bienveillants, un peu comme ces bons sauvages aimablement disposés à l’endroit de leurs civilisateurs. Dès lors, faut-il les représenter comme nous, vaquant à des tâches quotidiennes ? Ou au contraire accentuer l’exotisme et l’étrangeté de leurs moeurs ?
Avant d’apprécier comment Patinir s’est tiré de la difficulté, il nous faut rapidement rappeler l’histoire des relations légendaires entre l’Egypte et Israël, que tout lettré de l’époque connaissait sur le bout des doigts.
En aparté : Aller en Egypte
« Là, je te nourrirai »
Avant l’épisode de la Fuite en Egypte, il y a déjà eu un autre Joseph qui a fait venir sa famille en Egypte, pour échapper non pas à un massacre, mais à un fléau tout aussi courant : la famine. Il s’agit du prophète Joseph, bien placé auprès du Pharaon :
« Hâtez-vous de remonter auprès de mon père, et vous lui direz: Ainsi a parlé ton fils Joseph: Dieu m’a établi seigneur de toute l’Égypte; descends vers moi, ne tarde pas! Tu habiteras dans le pays de Gosen, et tu seras près de moi, toi, tes fils, et les fils de tes fils, tes brebis et tes boeufs, et tout ce qui est à toi. Là, je te nourrirai, car il y aura encore cinq années de famine; et ainsi tu ne périras point, toi, ta maison, et tout ce qui est à toi. » (Genèse, 45, 9)
Dès la Genèse, l’Egypte est donc présentée comme une terre d’asile et d’abondance, face aux fléaux qui accablent Israël.
Les causes de la Fuite de la Sainte Famille
Tout l’épisode de la Fuite en Egypte repose sur un passage d’un seul des Evangiles canoniques :
»Après leur départ (des rois mages), voici qu’un ange du seigneur apparut en songe à Joseph et lui dit : « Prends l’enfant et sa mère, fuis en Egypte et restes-y jusqu’à ce que je t’avertisse ; car Hérode va rechercher l’enfant pour le faire périr ». Et lui se leva, prit l’enfant et sa mère et se retira en Egypte, et il y resta jusqu’à la mort d’Hérode, afin que s’accomplit ce qu’avait dit le Seigneur par le prophète : D’Egypte j’ai rappelé mon fils. » (Matthieu, 2, 13)
Il y a donc une cause immédiate à la Fuite : la nécessité de sauver le vie de l’enfant (Dans Le temps des Innocents, nous reviendrons plus en détail sur la chronologie de l’épisode).
Mais il y a surtout une cause finale, que nous livre Mathieu : l’aller/retour en Egypte se justifie par le retour, afin que le trajet du fils de Dieu concorde avec la prophétie .
« D’Egypte j’ai rappelé mon fils. »
Voici la prophétie d’Osée :
« Quand Israël était jeune, je l’ai aimé, et d’Egypte j’ai appelé mon fils. Ceux qui les appelaient, ils s’en sont écartés: c’est aux Baals qu’ils ont sacrifié et c’est à des idoles taillées qu’ils ont brûlé des offrandes. » (Osée 11,1)
Dans ce passage, Israël est comparé à un jeune enfant ingrat : Dieu le Père l’avait aimé, mais il s’était tellement bien adapté à son pays d’accueil qu’il préférait sacrifier aux dieux locaux et rester sourd aux rappels à l’ordre de ses prophètes.
La scène aurait pu donner prétexte à une reconstitution hollywoodienne, faite pour frapper d’horreur les spectateurs devant les excès du paganisme. Mais Patinir a choisi bien au contraire de la représenter en miniature, à peu de frais : un seul Baal et, comme dans le couscous, le choix entre deux plats : mouton ou poulet.
Patinir a miniaturisé et repoussé les deux scènes-choc, le Massacre des Innocents et le barbecue du Baal, sur les côtés du panneau, afin de ne pas contaminer le message essentiel de la partie centrale : l’impression de paix et de sérénité, d’harmonie avec le sens inéluctable de l’Histoire que produit la Sainte Famille, dans son cheminement paisible vers sa villégiature provisoire.
Une visite en sept stations
L’Egypte représentée par Patinir obéit à l’esthétique du modélisme ferroviaire ou, si l’on préfère, du Chemin de Croix : tout s’y ordonne le long d’une voie unique, selon une progression graduée, d’une station à la suivante.
Pour visiter la contrée, il suffit donc, de bas en haut, de suivre les lacets du chemin.
1) Les deux promeneurs
2) Le porteur d’agneau
3) Les deux citadins sur le rempart
4) Les deux témoins du temple
5) Le porteur de volatile
6) Les deux servants
7) Le Baal
La présence d’un démon en bonne santé, dans un tableau qui proclame la toute-puissance de l’Enfant Jésus, pourrait sembler contradictoire : au moment où les statues des idoles s’écroulent, le monstre ne devrait-il pas au moins se sentir défaillir ?
Dans le monde de Patinir, la présence du Christ n’exclut pas la présence des démons : simplement, ils changent de maître, abandonnent les faux dieux, et se mettent au service de la puissance émergente, comme tout bon serviteur de l’ordre établi.
Une logique concentrique
La topographie de l’Egypte est organisée de manière très précise : un chemin unique nous fait traverser cinq zones concentriques, chacune séparée de la précédente par un obstacle à franchir:
- zone A : la campagne
- zone B : la zone non aedificandi, derrière son mur
- zone C : la ville, derrière son rempart et son ravin
- zone D : le temple, derrière son escalier
- zone E : le clocher, le perchoir de la Bête et la citadelle
Le long de cet itinéraire, sept saynettes sont jouées, correspondant aux moments successifs de la catastrophe, depuis l’insouciance à la porte de la campagne, jusqu’à l’impuissance aux pieds du monstre.
Patinir se conforme ici au procédé médiéval où les moments successifs d’une même histoire sont figurés en plusieurs endroits du tableau, le déroulement spatial réglant le déroulement temporel. Technique narrative archaïsante qui renforce l’effet d’ancienneté de l’Egypte par rapport à la Judée, au même titre que les murailles dégradées et le style roman des bâtiments de la ville, comparé à la modernité des habitations paysannes.
Le voyage en Egypte est bien, comme toujours, un voyage dans le Passé.
A première vue, les Egyptiens vont par couple, sauf les porteurs d’animaux (qui sont deux, mais pas au même endroit). Intuitivement, on pressent que nos dix figurants sont répartis selon une certaine régularité : mais faut-il tenir compte des trois couleurs des vêtements (jaune, bleu, marron), de l’âge apparent, des gestes, de la direction du regard ?
Ce que nous allons découvrir nous en dira un peu plus sur la sociologie et la religion de l’Egypte, telle que se la représente Patinir.
Les deux porteurs
On peut y voir une certaine logique : l’animal terrestre passe d’un espace profane à un autre espace profane, l’animal aérien passe d’un espace sacré à un autre espace sacré.
Le Baal chimérique
Les deux animaux sacrifiés
Dans l’Ancien Testament, les sacrifices comportaient au moins un animal terrestre et un animal aérien, comme l’explique Saint Thomas :
« Il faut savoir que, dans l’Ancienne Loi, comme le rappelle Origène, la coutume était d’offrir au temple cinq espèces d’animaux: trois qui vivent sur la terre, le boeuf, la chèvre et le mouton (c’est-à-dire, sous ce nom, le bélier, la brebis et l’agneau), deux qui vivent dans les airs, la tourterelle et la colombe. Tous étaient la préfiguration de la vraie victime, le Christ, qui s’est offert Lui-même en oblation à Dieu. » St Thomas, Commentaire de l’évangile de St Jean, verset 14, 257
Patinir a donc attribué aux Egyptiens les rites des Hébreux, en remplaçant la colombe par un volatile plus voyant (oie ou cygne).
Les deux groupes d’Egyptiens
Le classement le plus satisfaisant consiste à isoler deux groupes de cinq personnes, chacun se décomposant à son tour en un couple, suivi d’un porteur, suivi d’un autre couple.
Remarquons que les cinq bourgeois du premier groupe, autour de l’animal terrestre, possèdent tous un couvre-chef. Les cinq habitants du second groupe, autour de l’animal aérien, sont tous tête-nue. Les Egyptiens se diviseraient donc en deux castes : les fils de la Terre, en turban ou capuche, et les fils du Ciel, au crâne nu.
Quand Patinir a cherché à se documenter sur l’Egypte, il a dû consulter Hérodote :
« Dans les autres pays, les prêtres portent leurs cheveux ; en Égypte, ils les rasent. » Hérodote Histoire, Livre second, XXXVI
« Les prêtres se rasent le corps entier tous les trois jours, afin qu’il ne s’engendre ni vermine, ni aucune autre ordure sur des hommes qui servent les dieux. » Hérodote Histoire, Livre second, XXXVII.
Trois pouvoirs
- un pouvoir clérical (les prêtres, le clocher avec ses idoles décapitées) ;
- un pouvoir temporel (les bourgeois, la citadelle du souverain) ;
- un pouvoir surnaturel (le Baal)
A l’instant précis du cliché, le pouvoir clérical vacille, le pouvoir temporel se cache et le pouvoir surnaturel ne se sent pas très bien…
Patinir a cherché à rendre ses Egyptiens crédibles, en tout cas conformes à ce que les lettrés de son temps en connaissaient. Il a rasé le crâne des prêtres et choisi, pour le sacrifice, des animaux conformes aux usages des temps bibliques.
Mais le plus profond se trouve dans l’explication fournie par Saint Thomas : les animaux préfigurent la vraie victime, le Christ : une fois celui-ci offert en oblation, les sacrifices animaux n’ont plus de sens, et s’arrêtent de facto.
C’est le sujet principal de la partie « Egypte » : montrer la montée inutile des dernières victimes animales au sacrifice, que le Baal lui-même refuse.
Ainsi le panneau lie, comme des films projetés en simultané, trois événements synchronisés :
- l’approche de l’Enfant Jésus,
- la chute des idoles,
- la montée des dernières victimes à l’holocauste.