Passion et résurrection. La Brockes-Passion de Reinhard Keiser par Les Muffatti et Vox Luminis

Publié le 21 avril 2014 par Jeanchristophepucek

Alessandro Magnasco (Gênes, 1667-1749),
L'érection de la croix
, sans date

Huile sur toile, 56,5 x 36, 5 cm, Vienne, Akademie der bildenden Künste

Il est presque devenu traditionnel, pour les labels discographiques, de proposer, aux alentours de Pâques, des enregistrements en rapport avec cette fête qui, quelles que soient par ailleurs les croyances ou les pratiques de chacun, marque un moment tout à fait particulier du calendrier liturgique et un temps fort pour la civilisation occidentale. Ceux d'entre vous qui suivent l'actualité de CPO auront ainsi noté que la maison allemande donne à découvrir, comme à son habitude, une Passion rare ou inédite, tandis que Harmonia Mundi mise, de son côté, sur un très beau disque Poulenc, après nous avoir offert, en 2013, les Sept dernières paroles du Christ fraîchement attribuées à Pergolèse et dirigées par René Jacobs (je vous renvoie, à ce propos, à la chronique de L'Audience du temps). Néanmoins, la parution qui retient le plus l'attention cette année est sans nul doute la Brockes-Passion de Reinhard Keiser ressuscitée, pour les micros de l'excellent label Ramée, par deux ensembles que les familiers de ce blog connaissent bien, Les Muffatti et Vox Luminis.

Né dans une riche famille commerçante de Hambourg en 1680, Barthold Heinrich Brockes reçut une éducation soignée qui le conduisit à faire son droit à l'université de Halle entre 1700 et 1702 tout en cultivant une profonde attirance pour les arts, en particulier la musique, qu'il ne pratiquait pas mais qu'il soutint en organisant des concerts dès sa période estudiantine. Après avoir effectué un Grand Tour qui le conduisit, en 1703 et 1704, en Italie, en Suisse, en France et aux Pays-Bas, il revint s'installer dans sa ville natale où son existence fut celle d'un bourgeois prospère doublé d'un collectionneur d'art qui s'adonnait à la littérature et réunissait chez lui un salon brillant où il y avait musique une fois par semaine. Élu membre du Sénat de Hambourg en 1720, il s'intéressa de près à la réforme de la langue allemande tout en veillant, jusqu'à sa mort en 1747, à la bonne marche des affaires de la ville. De toutes ses œuvres, celle qui assure la postérité de son nom est Der für die Sünden der Welt gemarterte und sterbende Jesus (Jésus souffrant et mourant pour les péchés du monde), un livret de Passion publié en 1712 qui s'est immédiatement imposé, au départ largement grâce aux relations qu'entretenait l'auteur avec eux, auprès des compositeurs de la cité hanséatique, puis au-delà. De Händel et Telemann, tous deux en 1716 (il faut connaître l'enregistrement de la Brockes-Passion du second par René Jacobs) à Stölzel en 1725 (il en existe une version tout à fait recommandable dirigée par Ludger Rémy chez CPO), en passant par Mattheson (1718) et Fasch (1723), pour ne citer que les noms les plus célèbres, on conserve, en tout, une bonne dizaine de mises en musique d'un texte qui a parfois été jugé sévèrement, à cause d'un style que l'on a parfois trouvé grandiloquent et de l'usage d'images trop brutales. Il y a fort à parier que ce dernier point ne dérangea pas outre mesure Reinhard Keiser (1674-1739), premier musicien à faire son miel de ce livret à l'occasion de la Semaine sainte de 1712. Cet élève de Johann Schelle et, probablement, de Johann Kuhnau à Leipzig s'était, en effet, imposé comme la figure de proue du Theater am Gänsemarkt, l'opéra de Hambourg, et il disposait donc de tous les atouts pour prendre la juste mesure de ces vers qui usent d'un très large arsenal rhétorique dans le but d'émouvoir le fidèle, de le faire participer affectivement aux souffrances du Christ et, dans un élan proprement compassionnel semé d'attendrissements, d'effrois, de sang et de larmes, de le conduire à la repentance. Ce qui frappe, lorsque l'on compare la réalisation de Keiser avec celle de Telemann, c'est la propension qu'a le premier à ménager, à côté de moments spectaculaires que le second privilégia assez nettement, beaucoup d'instants de tendresse – on peut parfois presque parler de bercement – qui renforcent l'atmosphère de recueillement, de ferveur empreinte de simplicité, d'humble consolation qui ne sont parfois pas sans rappeler le climat de certaines œuvres de Bach – qui, soit dit en passant, connaissait la production de Keiser dont il recopia et fit exécuter la Passion selon Saint Marc de 1717 – en particulier de la Passion selon Saint Matthieu. L'exigence des parties vocales, en particulier celle de la Fille de Sion, très développée et soignée, montrent que le compositeur hambourgeois les destinait à des chanteurs aguerris, très probablement ceux de l'opéra, avec lesquels il avait l'habitude de travailler, mais notons cependant que si la virtuosité est présente, elle ne l'est jamais de façon ostentatoire, sans doute afin de ne pas sembler trop en décalage par rapport au caractère religieux du sujet.

Réunis sous la houlette toujours attentive et précise du perfectionniste Peter Van Heyghen, Les Muffatti et Vox Luminis livrent de cette Brockes-Passion une interprétation de grande classe. On pouvait nourrir quelques craintes en voyant que, pour mener à bien ce projet, l'équipe de chanteurs habituellement réunie autour de Lionel Meunier, qui se signale par sa notable stabilité, se voyait élargie à des membres qui ne travaillent pas de coutume avec elle ; on est rapidement rassuré en voyant qu'il n'en résulte aucun déséquilibre, aucune perte d'homogénéité et qu'au contraire, tous se fondent en un ensemble cohérent. Chaque soliste se montre ici parfaitement à la hauteur de son rôle, qu'il s'agisse de l'Évangéliste à l'éloquence parfaitement maîtrisée de Jan Van Elsacker, du Jésus d'une humanité tangible et émouvante de Peter Kooij, dont on sent à quel point est grande sa familiarité avec ce répertoire, mais aussi des personnages qui ne font qu'une brève apparition, tel le Pierre parfaitement campé, tant dans son abattement que dans son espoir retrouvé, par un Fernando Guimarães à la voix solaire et conquérante, l'Âme croyante à laquelle Caroline Weynants donne les ailes qui lui sont nécessaires pour nous toucher, ou les interventions pleines d'énergie et de raffinement d'Hugo Oliveira dans différents personnages. Je mentionne volontairement à part la prestation de Zsuzsi Tóth, une soprano qui participe à de nombreux projets sans que son nom soit encore très connu du grand public. Elle est une Fille de Sion absolument superbe, non seulement grâce à un timbre lumineux, à la fois aérien et charnel, mais aussi à ses capacités à apporter à chacune de ses entrées la variété et le caractère qui conviennent. Comme on l'imagine, toute la partie chorale est impeccable et confirme, s'il en était besoin, les profondes affinités de Vox Luminis avec le répertoire germanique qu'il « sent » comme bien peu d'autres aujourd'hui. La mise en place de la polyphonie est irréprochable, le son d'ensemble conjugue à merveille densité et fluidité, l'engagement est permanent, autant de qualités qui laissent l'auditeur comblé. Les Muffatti ne sont pas en reste, tout au contraire, et l'orchestre bruxellois effectue un sans-faute qui confirme qu'il est une formation en progrès constants. Aussi réactifs qu'attentifs, les musiciens font assaut de cohésion et de dynamisme pour offrir une assisse extrêmement solide aux voix, sans se contenter pour autant de n'être qu'un écrin, aussi séduisant soit-il. Ils sont partie prenante de l'action qui est en train de se dérouler, tant par le sens de la relance et de la caractérisation – les numéros sont majoritairement brefs et il faut savoir se montrer efficace en permanence pour installer une atmosphère en quelques mesures – dont ils font preuve que par le souffle et les couleurs chatoyantes qu'ils impriment à la partition. Signalons enfin que cette lecture est très bien mise en valeur par une prise de son chaleureuse qui offre à la musique une perspective sonore d'une ampleur contrôlée tout à fait crédible.

Très soudés et ayant su, semble-t-il, trouver assez naturellement leurs marques pour faire cause commune – un processus qui n'est jamais évident –, Vox Luminis et Les Muffatti offrent donc à la Brockes-Passion de Keiser une résurrection parfaitement réussie que je vous conseille de découvrir sans tarder. On souhaite maintenant vivement que les deux ensembles continueront à se retrouver, dans un avenir pas trop lointain, autour de nouveaux projets aussi excitants que celui-ci. Il y a sans doute encore bien des partitions qui attendent que d'aussi talentueux musiciens se penchent sur elles pour nous révéler leurs beautés.

Reinhard Keiser (1674-1739), Brockes-Passion

Zsuzsi Tóth, soprano (La Fille de Sion)
Jan Van Elsacker, ténor (L'Évangéliste)
Peter Kooij, basse (Jésus)
Vox Luminis
Les Muffatti
Peter Van Heyghen, direction

2 CD [durée : 62'04" & 58'29"] Ramée 1303. Incontournable de Passée des arts. Ce disque peut être acheté sur le site de l'éditeur (sans frais de port) en suivant ce lien.

Extraits proposés :

1. 2a. Recitativo (L'Évangéliste) : « Als Jesus nun zu Tische saße »
2b. Accompagnato (Jésus) : « Dieß ist mein Leib »
3. Aria (La Fille de Sion) : « Der Gott, dem alle Himmels Kreise »
4a. Recitativo (L'Évangéliste) : « Und bald hernach nahm er den Kelch »
4b. Accompagnato (Jésus) : « Diß ist mein Blut im neuen Testament »
5. Aria (La Fille de Sion) : « Gott selbst, der Brunnquell alles Guten »
6. Chor (L'Église chrétienne) : « Ach wie hungert mein Gemüthe »

2. 31a. Recitativo (L'Évangéliste) : « Drauff krähete der Hahn »
31b. Accompagnato Soliloquio (Pierre) : « Welch ungeheurer Schmerz »
32. Aria (Pierre) : « Heul du Schaum der Menschen Kinder »
33. Recitativo (Pierre) : « Doch wie will ich verzweiflend untergehn ? »
34. Aria (Pierre) : « Schau, ich fall in strenger Buße »
35. Choral (L'Église chrétienne) : « Ach Gott und Herr ! »
36a. Recitativo (L'Évangéliste, Caïphe, Jésus) : « Wie Jesus nun zu allem was geschah »
36b. Chorus : « Er hat den Todt verdient »
37. Aria (Basse) : « Erweg, ergrimmte Natternbrut »
Fernando Guimarães, ténor (Pierre), Lionel Meunier, basse (Caïphe), Hugo Oliveira, basse (n°37)

3. 53. Recitativo (L'Évangéliste) : « Drauf zerreten dei Kriegsknecht hinein »
54. Aria Soliloquio (L'Âme croyante) : « Ich seh an einen Stein gebunden »
55. Recitativo (L'Âme croyante) : « Drum Seele schau »
56. Aria (L'Âme croyante) : « Dem Himmel gleicht »
57. Recitativo (L'Évangéliste) : « Wie nun das Blut »
58. Aria Soliloquio (La Fille de Sion) : « Die Rosen crönen »
Caroline Weynants, soprano (L'Âme croyante)

Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :

Illustrations complémentaires :

Johann Georg Wolfgang (Augsbourg, 1662-Berlin, 1744) d'après Balthasar Denner (Hambourg, 1685-Rostock, 1749), Portrait de Barthold Heinrich Brockes, après 1720. Eau-forte sur papier, 19,2 x 16,2 cm, Wolfenbüttel, Herzog August Bibliothek

La photographie des Muffatti est de Stéphane Puopolo — stephane.puopolo@yucom.be

La photographie de Vox Luminis est de Orsolya Markolt.

Merci à Frédéric Degroote de Sprezzatura E Glosas pour son aide technique.