Alessandro Magnasco (Gênes, 1667-1749),
L'érection de la croix, sans date
Huile sur toile, 56,5 x 36, 5 cm, Vienne, Akademie der bildenden Künste
Il est presque devenu traditionnel, pour les labels discographiques, de proposer, aux alentours de Pâques, des enregistrements en rapport avec cette fête qui, quelles que soient par ailleurs les croyances ou les pratiques de chacun, marque un moment tout à fait particulier du calendrier liturgique et un temps fort pour la civilisation occidentale. Ceux d'entre vous qui suivent l'actualité de CPO auront ainsi noté que la maison allemande donne à découvrir, comme à son habitude, une Passion rare ou inédite, tandis que Harmonia Mundi mise, de son côté, sur un très beau disque Poulenc, après nous avoir offert, en 2013, les Sept dernières paroles du Christ fraîchement attribuées à Pergolèse et dirigées par René Jacobs (je vous renvoie, à ce propos, à la chronique de L'Audience du temps). Néanmoins, la parution qui retient le plus l'attention cette année est sans nul doute la Brockes-Passion de Reinhard Keiser ressuscitée, pour les micros de l'excellent label Ramée, par deux ensembles que les familiers de ce blog connaissent bien, Les Muffatti et Vox Luminis.
Né dans une riche famille commerçante de Hambourg en 1680, Barthold Heinrich Brockes reçut une éducation soignée qui le
conduisit à faire son droit à l'université de Halle entre 1700 et 1702 tout en cultivant une profonde attirance pour les arts, en particulier la musique, qu'il ne pratiquait pas mais qu'il
soutint en organisant des concerts dès sa période estudiantine. Après avoir effectué un Grand Tour qui le conduisit, en 1703 et 1704, en Italie, en Suisse, en France et aux Pays-Bas, il revint
s'installer dans sa ville natale où son existence fut celle d'un bourgeois prospère doublé d'un collectionneur d'art qui s'adonnait à la littérature et réunissait chez lui un salon brillant où
il y avait musique une fois par semaine. Élu membre du Sénat de Hambourg en 1720, il s'intéressa de près à la réforme de la langue allemande tout en veillant, jusqu'à sa mort en 1747, à la
bonne marche des affaires de la ville. De toutes ses œuvres, celle qui assure la postérité de son nom est Der für die Sünden der Welt gemarterte und sterbende Jesus (Jésus
souffrant et mourant pour les péchés du monde), un livret de Passion publié en 1712 qui s'est immédiatement imposé, au départ largement grâce aux relations qu'entretenait l'auteur avec
eux, auprès des compositeurs de la cité hanséatique, puis au-delà. De Händel et Telemann, tous deux en 1716 (il faut connaître l'enregistrement de la Brockes-Passion du second par René Jacobs) à Stölzel
en 1725 (il en existe une version tout à fait
recommandable dirigée par Ludger Rémy chez CPO),
Réunis sous la houlette toujours attentive et précise du perfectionniste Peter Van Heyghen, Les Muffatti et Vox Luminis
livrent de cette Brockes-Passion une interprétation de grande classe.
Très soudés et ayant su, semble-t-il, trouver assez naturellement leurs marques pour faire cause commune – un processus qui n'est jamais évident –, Vox Luminis et Les Muffatti offrent donc à la Brockes-Passion de Keiser une résurrection parfaitement réussie que je vous conseille de découvrir sans tarder. On souhaite maintenant vivement que les deux ensembles continueront à se retrouver, dans un avenir pas trop lointain, autour de nouveaux projets aussi excitants que celui-ci. Il y a sans doute encore bien des partitions qui attendent que d'aussi talentueux musiciens se penchent sur elles pour nous révéler leurs beautés.
Zsuzsi Tóth, soprano (La Fille de Sion)
Jan Van Elsacker, ténor (L'Évangéliste)
Peter Kooij, basse (Jésus)
Vox Luminis
Les Muffatti
Peter Van Heyghen, direction
Extraits proposés :
1. 2a. Recitativo (L'Évangéliste) : « Als Jesus nun zu Tische
saße »
2b. Accompagnato (Jésus) : « Dieß ist mein Leib »
3. Aria (La Fille de Sion) : « Der Gott, dem alle Himmels Kreise »
4a. Recitativo (L'Évangéliste) : « Und bald hernach nahm er den Kelch »
4b. Accompagnato (Jésus) : « Diß ist mein Blut im neuen Testament »
5. Aria (La Fille de Sion) : « Gott selbst, der Brunnquell alles Guten »
6. Chor (L'Église chrétienne) : « Ach wie hungert mein Gemüthe »
2. 31a. Recitativo (L'Évangéliste) : « Drauff krähete der Hahn »
31b. Accompagnato Soliloquio (Pierre) : « Welch ungeheurer Schmerz »
32. Aria (Pierre) : « Heul du Schaum der Menschen Kinder »
33. Recitativo (Pierre) : « Doch wie will ich verzweiflend untergehn ? »
34. Aria (Pierre) : « Schau, ich fall in strenger Buße »
35. Choral (L'Église chrétienne) : « Ach Gott und Herr ! »
36a. Recitativo (L'Évangéliste, Caïphe, Jésus) : « Wie Jesus nun zu allem was geschah »
36b. Chorus : « Er hat den Todt verdient »
37. Aria (Basse) : « Erweg, ergrimmte Natternbrut »
Fernando Guimarães, ténor (Pierre), Lionel Meunier, basse (Caïphe), Hugo Oliveira, basse (n°37)
3. 53. Recitativo (L'Évangéliste) : « Drauf zerreten dei Kriegsknecht
hinein »
54. Aria Soliloquio (L'Âme croyante) : « Ich seh an einen Stein gebunden »
55. Recitativo (L'Âme croyante) : « Drum Seele schau »
56. Aria (L'Âme croyante) : « Dem Himmel gleicht »
57. Recitativo (L'Évangéliste) : « Wie nun das Blut »
58. Aria Soliloquio (La Fille de Sion) : « Die Rosen crönen »
Caroline Weynants, soprano (L'Âme croyante)
Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :
Illustrations complémentaires :
Johann Georg Wolfgang (Augsbourg, 1662-Berlin, 1744) d'après Balthasar Denner (Hambourg, 1685-Rostock, 1749), Portrait de Barthold Heinrich Brockes, après 1720. Eau-forte sur papier, 19,2 x 16,2 cm, Wolfenbüttel, Herzog August Bibliothek
La photographie des Muffatti est de Stéphane Puopolo — stephane.puopolo@yucom.be
La photographie de Vox Luminis est de Orsolya Markolt.
Merci à Frédéric Degroote de Sprezzatura E Glosas pour son aide technique.